Le langage comme littoral
par René Lew, 2006
Comme l’intitulé de cet article l’indique, on parle souvent du langage de façon univoque. À l’encontre de cette habitude, je vais soutenir que le langage (dans sa généralité) se structure sur des fonctions que je dis littorales, pour poursuivre sur le concept que Lacan a forgé dans « Lituraterre » [1]. Un tel concept s’établit en particulier (mais pas uniquement) sur un système dualiste, de style freudien, jouant (entre autres notions) sur et entre intérieur et extérieur, intrinsèque et extrinsèque, intension et extension, ET, pour ce qui nous importe ici, intime et « extime ». Ces éléments de littoralité, choisis pour leur importance et leur fréquence, seront considérés un peu plus loin, car il nous faut d’abord spécifier ce qu’il en est d’un lien littoral en général. Mais pour fixer les idées sur des opérations plus directement psychanalytiques, je dirai dès maintenant que mon propos met en perspective, à partir d’un texte littéraire, la relation que Lacan établit entre la fonction phallique et le champ de l’Autre, l’objet et l’image spéculaire du sujet, et de façon peut-être plus tangible entre la parole et la voix. D’une certaine façon, Freud appelait « barrière de contact » ce que Lacan nomme « littoral ». L’exemple explicite que je prends de Joyce fait fond sur ce dualisme en l’impliquant au sein de l’écriture.
Plus précisément, je définis une fonction littorale comme la relation de passage, sans interposition tierce, d’un champ (d’expérience, de création…) à un autre, ET réversivement, chacun d’eux, comme dit Lacan, faisant par lui-même frontière avec et pour l’autre. Une telle fonction a pour moi tous les caractères d’un lien mœbien [2]. Ce type de lien met en jeu l’association d’une différence locale (chacun des champs) et d’une continuité identificatoire, entre les éléments différenciés et persistants, à l’être. Dans sa correspondance avec ce style de structure, la fonction littorale relie deux champs dont le passage de l’un à l’autre est facilité par leur identité : c’est d’autant plus évident quand chacun d’eux n’est qu’une différenciation de point de vue d’une même « chose » simplement autrement considérée ou appréhendée. Pour en rendre compte, je développerai l’exemple de littoralité que nous fournit James Joyce lorsqu’il s’en saisit directement (et quasi explicitement) pour constituer un des chapitres de Finnegans Wake, nommément celui dit d’Anna Livia Plurabelle. Mais dès avant, et en introduction, je voudrais préciser comment ce concept de littoralité facilite l’abord structural du langage au travers des langues.
1 – La langue littorale
Tout d’abord, au plus général, je soutiens que ce qui a permis l’émergence de ce concept chez Lacan est essentiel à la parole comme à l’écriture; plus exactement, c’est même le lien de l’écriture à la parole qui les soutient toutes deux : le rapport de la lettre à la signifiance assure l’énonciation. De cette dialectique entre ces fondements différenciés du langage, laquelle les induit proprement, découlent les autres rapports littoraux constitutifs du langage : de la signifiance au signifiant, du signifiant unaire au signifiant binaire [3], du signifiant à l’objet, du sujet à l’Autre (pulsion), du sujet à l’objet (fantasme), de la signifiance à l’objet (incommensurabilité) ET, au fond, d’un signifiant (binaire) à l’autre. C’est dire que la notion de littoralité est congruente à celle de sujet, voire que le sujet est la métaphore de la littoralité. À cet égard la littoralité, du point de vue du sujet, est avancée sous le concept de clivage (Spaltung) au sens non bleulérien [4] que Freud utilise : le clivage en tant que littoralité (soit : autre chose qu’un barrage) fonde le sujet, et pour Lacan, c’est d’abord la refente d’un signifiant à l’autre, laquelle les structure comme tels, qui fait support au sujet.
Commençons par discuter l’argument de ce numéro de Che vuoi ?
1.1 – Qu’est-ce qui peut être pris pour intime ?
Le for intérieur n’est qu’un forum intérieur. Il renvoie nécessairement à l’Autre, à l’extérieur par des foramens qui ont structure littorale. C’est dire que pour moi il n’y a pas d’intimité solipsiste et que je récuse tout concept référé au dit langage intérieur, même si cette notion a encore de beaux jours devant elle depuis la scolastique [5]. Les mêmes questions, soit dit en passant, touchent à la représentation (psychique, dit-on).
Si l’on appelle « intime » le lien de la langue au corps, on arrive aussitôt au concept de pulsion chez Freud. Je rappellerai simplement que, pour Freud, la pulsion est le concept qui fait lien (pas plus qu’un concept [6]) entre le somatique et le psychique: la pulsion est le représentant (der Repräsentant [7]) du somatique dans le psychique. Ce « nouage » comme dit l’argument de Che vuoi ? correspond [8] au passage de la relation d’objet (comme on dit en pseudo-français, pour Objektbeziehung) au lien identificatoire, tel que le trait d’esprit, calqué sur la grivoiserie, le met en œuvre dans la structure de tierce personne [9]. Un tel nouage est littoral du fait de sa raison uniquement fonctionnelle ; disons-le « dissous » dans le nœud borroméen, là encore pour le constituer : pas d’organicité du nœud. Le corps du nœud n’en est qu’une représentation, quelle qu’en soit la consistance utilisée [10].
Si « entre la jouissance et le réel, il y a la langue », c’est que les langues particularisent l’universalité du langage. Chaque langue – et à chacun son français : la langue dite maternelle est différente pour chacun, exactement comme aucun signifiant ne peut être repris dans un répertoire car il ne peut valoir qu’en exercice, par la parole -chaque langue est particulière et détermine pour chacun, dans sa mise en œuvre, le réel du symbolique dont il dépend et qu’il module dans un effet en retour de sujet sur ce qui le constitue précisément comme littoral.
Rien de la production des signifiants, des objets, des représentations ne vaut sans que ce soit là une prise en compte extensionnelle de la fonction par ailleurs en intension et qui opère proprement comme cette production même. À mon sens, c’est ce qui a amené Lacan à distinguer (outre le langage, la langue et le discours), ce qu’il appelle « lalangue », en un seul mot néologique, laquelle ne s’avère pas pour moi être réelle ou pas-toute comme la situe Jean-Claude Milner [11], mais de l’ordre de ce que Lacan appelait le « pur symbolique », c’est-à-dire au fondement logique du langage, un pur symbolique par là distinct de sa prise et de son expression comme symbolique proprement dit dans ce même langage, et où je reconnais ce que Freud désignait comme refoulement primordial (Urverdrängung). Lalangue se donne comme parole dans l’interlocution [12]. Si quelque chose est donc intime au sujet, au sens de lui être particulier, c’est donc assurément sa langue (dite communément maternelle), et cette particularité rejaillit quoi qu’il en soit sur sa parole, son discours, et de toute façon sur son langage. J’en parle tel quel selon un schéma quadrangulaire superposable à celui des discours chez Lacan, dans lequel tout élément rejaillit sur tout autre (sauf directement le langage sur les discours puisqu’il nécessite lalangue et une langue).
Dans ce contexte théorique, le «nouage intime de la langue au corps » particularise tout autant et le corps et le sujet. C’est affaire d’incorporation (du Père primordial, disait Freud ; du Nom-du-Père, disait Lacan). En considérant que la parole extériorise « lalangue », elle participe de la fonction énonciative en intension dont dépendent les cadres extensionnels qui en permettent la saisie au travers de la langue comme réelle, du langage comme symbolique et des discours comme imaginaires. J’insiste en définitive sur l’effet de construction de ladite intimité, mettant en œuvre respectivement les objets, les signifiants et les modèles dans ces champs réel, symbolique et imaginaire. On verra à propos de Joyce en quoi l’intime de la langue, dans son asphéricité avec l’extime, est littoral et joue dans la lettre.
Sous le même angle extensionnel le corps est tout autant réel, imaginaire et symbolique. À se limiter à son appréhension réelle, le concept de langue recouvre celui de corps. (Pour Chomsky le langage n’existe pas, il n’y a que des langues.) Si l’on parle alors de nouage au corps, c’est plutôt du langage et des discours qu’il s’agit que de langue. Le nouage lui-même de ces trois catégories est alors le fait de lalangue dans sa raison de parole. Mais le problème de toute fonction (et plus avant de toute structure) est de ne s’appréhender que sous réserve d’être transcrite en des éléments qui en sont la représentation, sinon la mise en forme ou le modèle, כְּמוֹ, par d’autres canaux, ils la mettent en valeur ou insistent sur sa mise en rapport.
De toute façon, même si Lacan distingue parole et langage, il ne les oppose pas comme fonction et champ. Plus exactement cette opposition entre fonction et champ passe, mais différemment, au sein de la parole comme au sein du langage. D’où l’intitulé de son article de 1953. Le propos est dès lors de définir la fonction et le champ de la parole comme la fonction et le champ du langage. Il est vrai que la différenciation entre fonction et champ se redouble alors. Une fonction est a priori considérée (je ne dis pas « donnée », pour échapper au es gibt heideggérien) en intension, mais elle ne s’appréhende qu’en extension, ce qui l’organise comme champ (je m’en explique immédiatement). Il n’empêche que le langage, y compris dans sa fonction, n’est qu’extensionnel (c’est une fonction au second degré), et de même la parole comme champ est une extension de degré zéro, prenant le caractère Ur – que Freud accole au refoulement, au Père, etc.
1.2 – La langue dualiste
Ainsi y a-t-il un lien littoral entre fonction et champ de la parole et du langage. Pour le préciser, même si brièvement, revenons sur les oppositions duelles que j’ai évoquées en passant.
1.2.1 – Intérieur/extérieur
Freud articule sa logique d’un point de vue topique en opposant intérieur à extérieur. Dès l’Entwurf (où l’ensemble du propos est établi sur le concept de barrière de contact), l’appareil psychique (f, y, w) est un mode de recomposition de l’un à l’autre. Première comme deuxième topiques en dépendent. J’en resterai uniquement à son texte de 1925 sur « La dénégation ». Il y précise bien que le système intérieur/extérieur n’est qu’une reprise dans un langage déterminé (celui des sphères) de ce qui, dans un autre langage, ou plus exactement dans une autre langue théorique (en allemand le terme est Sprache, à la fois langue et langage), vaudrait comme bon/mauvais (le langage des premières pulsions orales, dit-il) ou sujet/objet (selon une opposition plus philosophique) se donnant comme la paire moi/monde, sachant que le fondement de cette conception binaire des choses tient à un ordre existentiel établi en termes de plaisir/déplaisir, dit-on pour Lust/Unlust, autrement dit de rapports de jouissance pour le sujet, valant jouissance donnée comme positive ou comme négative dans ses effets. Mais l’essentiel de ce qu’amène la dénégation est que positivité et négativité opèrent en conjonction : localement distinguâmes, mais globalement identifiables selon ce que met en avant la logique asphérique de la bande de Mœbius.
C’est ce côté aporique de l’identique et du non-identique, associés selon des « prises » identifiables et spécifiables, qui compte. Dans la psychanalyse, du fait que le signifiant prenne le pas sur la signification (en science, c’est l’inverse), la structure est asphérique. C’est-à-dire qu’elle n’est ni strictement sphérique ni strictement asphérique : l’une et l’autre modulations s’équivalent dans leur mise en continuité. C’est ce que dit en quelque sorte Lacan quand, parlant de la différence des sexes, il établit leur non-rapport sur leur équivalence.
1.2.2 – Intrinsèque/extrinsèque
Effectivement la structure a en elle-même des caractéristiques qui ne sont pas celles qu’elle montre pour l’extérieur. Deux points de vue s’opposent ici encore selon qu’on cherche à la définir «en elle-même », intrinsèquement, ou « vue de l’extérieur », extrinsèquement. Il en est ainsi des deux faces locales de la bande de Mœbius, qui n’en font qu’une globalement : cette continuité du bilatère à l’unilatère ne peut plus se décrire ainsi quand on passe à la définition intrinsèque de la structure mœbienne, où c’est alors la non-orientabilité qui prévaut.
Tout abord du langage est de cet ordre, selon qu’on en donne une idée extrinsèque (celle des dictionnaires et des grammaires : toujours quelque peu descriptives, y compris celles qui se veulent génératives) ou qu’on le fasse opérer au travers de sa raison énonciative. L’énonciation ne saisit rien, elle est productive et engendre, avec les signifiants qu’elle produit, les effets de signifié (sens, signification, position subjective) qu’elle ne peut maîtriser d’avance. Cette implication contingente de ce que la production a d’anticipatoire souligne la qualité d’hypothèse de toute énonciation : seule la supposition attenante à ce que le dire recèle de productivité entraîne des effets de signifiants qui ne se définissent qu’après-coup, sans rien de préétabli ou de définissable en soi. Le conséquent ici appelle son antécédent à l’existence afin de s’en soutenir – mais dans l’hypothèse que cet antécédent aura été (fût) déjà là pour que le conséquent s’en soutienne effectivement, dans une effectivité rapportable à cet après-coup rétrogrédient (rétroaction et anticipation).
1.2.3 – Intension/extension
Cette question de la rétrogrédience et de la progrédience associées prend une portée (Umfang) plus large quand on veut y souligner la notion de production comme celle de productivité : seule la raison fonctionnelle de la structure (et non ses différents états, dont la stabilité toute relative mérite de toute façon discussion) lui permet d’engendrer – de façon signifiante – ce qui n’est pas là encore. Elle le suscite en fait comme une transformation de ce qu’elle est en tant que logique de l’hypothétique et il se construit comme mode de saisie de ce que la structure en elle-même, comme pure fonction (intensionnelle), a d’insaisissable [13].
La structure ne s’appréhende ainsi qu’en extension, transformée en éléments accessibles : en objets dans le réel comme parcours de valeurs (valeurs de vérité en logique, voir Frege pour cette question) ; en modèles et représentations dans l’imaginaire, comme mises en formes ; en rapports (rapports seconds : ce sont des rapports de relations fonctionnelles) dans le symbolique, autrement dit comme langage et particulièrement comme signifiants.
1.2.4 – Intime/extime
Je considère dès lors que cette notion d’intimité/extimité conjoint les trois précédentes sans lesquelles elle n’aurait aucun sens. Mais elle ne se réduit pas à l’une quelconque de celles-ci. À la fois elle implique la supposition inhérente à toute intension et seul opérateur signifiant, et elle s’établit sur les conséquences extensionnelles de celle-ci. Mais ce qui est intime ne se réduit pas à être interne. Aussi sa continuité asphérique avec ce qui est externe, et tout autant Autre (du point de vue du sujet), permet-elle de fonder le concept d’extimité.
Dans D’un Autre à l’autre (THE 12 mars 1969), Lacan forge ainsi le mot extime « pour désigner ce dont il s’agit » : que la « limite intime » de la jouissance, celle-ci « se définissant comme étant tout ce qui relève de la distribution du plaisir dans le corps », est à la fois « ce qui nous est le plus prochain, tout en nous étant extérieur », soit la « vacuole » interne dont la centralité est cependant zone interdite, ce qui est « à la fois recherché et évité ». « Le prochain, c’est l’imminence intolérablede la jouissance. L’Autre n’en est que le terre-plein nettoyé [...], nettoyé de la jouissance. » Lacan poursuivra pour définir (je le dis en quelque sorte : avec des termes qui lui sont postérieurs) le phallus comme représentant La femme qui n’existe pas. C’est ce non-rapport à La femme comme objet qui induit par réaction une barrière à l’égard de la jouissance dont le phallus est le constituant princeps, en termes de castration.
Rien de plus « extime » que l’objet a [14] « conjoignant l’intime à la radicale extériorité ». Cela s’entend en 1969 pour Lacan comme une « structure de bord », telle qu’elle corresponde à ce qui plus tard vaudra comme littoral. Aussi vais-je accentuer en un second chapitre cette notion de littoralité dans, plus qu’un exemple, le discours même de Joyce dans son écriture.
L’objet א de Lacan est ainsi extime et cette extimité le rend sous cet angle équivalent (cela reste littoral) à la jouissance. « C’est en tant qu’il est ici en place que nous pouvons désigner du terme conjoignant l’intime à la radicale extériorité, c’est en tant que l’objet א est extime et purement dans le rapport instauré de l’institution du sujet comme effet de signifiant, comme par lui-même déterminant dans le champ de l’Autre cette structure dont il nous est facile de voir la parenté, les variations dans ce qui s’organise de toute structure de bord en tant qu’elle a le choix, si l’on peut dire, de se réunir dans la sphère » soit sous la forme de la sphère soit sous celle des diverses variétés asphériques. » [15]
Par la langue comme littorale, האובייקט א se hausse à la fonction de l’Autre. On le verra avec Joyce, c’est la vocalisation inhérente à son écriture qui amène le lecteur à s’équivaloir à tout un chacun (H.C.E. : here cornes everybody). Mais la question même de ce qui fait bord reste posée, surtout quand, à mon sens, le littoral prend fonction d’asphéricité, en se départissant d’être un bord.
1.3 – La langue ternaire
1.3.1 – Le littoral du trait d’esprit
Pour expliquer le fonctionnement du trait d’esprit (Witz), Freud en assoit la structure sur celle de l’obscénité. Un sujet (la première personne, pour Freud) porte intérêt à un objet (la deuxième personne). Cet objet d’intérêt peut valoir en tant que sexuel ou focalisant l’hostilité du sujet. L’impossibilité de passer réellement à l’acte, le plus communément du fait de la présence d’un tiers gêneur (la troisième personne), amène le sujet à changer son fusil d’épaule et à situer l’effet de son désir, non plus dans le réel, mais dans le symbolique. L’impossibilité relative au passage à l’acte se marque dans le jeu sur les mots utilisés induisant une transformation d’un mot en particulier (devenant mot d’esprit). Cette modification littorale au sein du mot joue ainsi sur un effet de sens distinct rendant compte du non-aboutissement de l’intérêt du sujet.
Avec Lacan, j’appelle non-rapport le rapport impossible, sexuel ou meurtrier, avec l’objet. Mais par l’effet de symbolisation attenant au mot d’esprit, le sujet joue d’identification avec le tiers (devenant l’Autre du sujet). Cette identification fait rapport. Entendons que le mot d’esprit rend compte (dans le registre symbolique) du même désir que celui qui valait comme irréalisable dans le réel. Ainsi la même chose (le même désir) vaut-elle à la fois comme réelle et symbolique. De là, la jonction littorale entre ces deux moments. Bien entendu cette littoralité vaut dans les deux sens: du non-rapport objectai au rapport identificatoire, et inversement.
1.3.2 – Le littoral borroméen
Chaque champ du nœud borroméen (surfaces d’empan) est en continuité avec les autres, non sans torsion, et s’en différencie de façon littorale, puisqu’il est homogène à chacun des autres (cette homogénéité rend compte de l’association continuité et différence). Les « cordes » du nœud représentent de façon matérialisée (et c’est malencontreux de figurer du littoral de manière non littorale) la jonction littorale entre les champs du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Il nous appartient donc de souligner constamment la structure littorale du nœud borroméen sans pour autant y introduire l’interposition des cordes. Il est vrai qu’une représentation facile de la littoralité est de la dessiner d’un trait (qui serait de plus censé figurer la corde) qui fait donc malencontreusement frontière là où il n’y en a pas. Lacan le souligne en faisant valoir l’homogénéité des espaces et des supports du nœud, chacun étant tout à la fois réel, symbolique et imaginaire, quand bien même on peut ne retenir pour chacun que sa différence (et non plus sa continuité) avec les autres, mais c’est un choix de point de vue qui n’intervient qu’au détriment de l’exposition de la structure littorale elle-même, laquelle, dans sa réversivité est uniquement définissable en tant qu’extérieure à tout point de vue.
1.4 – La langue littorale
Toute langue est littorale, car elle opère entre intension et extensions, intimité et extimité. Elle est toujours en elle-même transcription de lalangue. C’est pourquoi, en plus d’être littorale comme telle, elle est en position littorale avec lalangue. Le sujet gravite ainsi entre lalangue et les langues, le langage et les discours. Il fait alors opérer le littoral du langage in abstracto afin de saisir l’ensemble des langues. Cet ensemble fait donc aussi langage plus concrètement (de là le langage de Joyce), ce que ne saurait faire une langue prise isolément. L’effet de transcription (Vertretung, pour maintenir le vocabulaire de Frege) est ainsi essentiel à lalangue dans son rapport à toute langue, et tout autant les effets de traduction qui, passant d’une langue à l’autre, font saillir l’universalité du langage telle que l’implique le rapport signifiant. Pour utiliser ici encore un jeu de mots lacanien [16], l’En-Je est essentiel pour assimiler et rendre intime ce mécanisme qui n’est pas franchement machinique et qui implique un sujet. De là où était la langue maternelle (THE Es freudien) émerge le sujet (Ich). Autrement dit c’est le « Wo Es war » qui est exigé pour faire advenir le sujet et pas uniquement le Es. Il n’y a de sujet que de la langue (maternelle – pour moi, c’est tautologique). Une langue étrangère ne l’est jamais totalement, sauf peut-être pour l’autisme, quand le sujet se met à parler sans l’appui de la langue maternelle (qu’il n’a pas su « apprendre ») et à parler dans la langue commune qui jusqu’à alors lui était bien étrangère. Il n’y a donc communément de langue étrangère que dans un rapport maintenu à la langue maternelle. Et ce mouvement de l’une à l’autre est lui-même littoral, de même que le langage est universel qui se particularise comme langue. Je soutiens ainsi que toute langue, comme le langage, comme lalangue, est littorale. Elle n’appelle nul apprentissage, mais seulement changement de rapport à lalangue quand il s’agit de s’y insérer de façon renouvelée. Elle n’est dès lors étrangère que parce qu’on est familier avec le langage, ce que le sujet empreint d’autisme n’est pas, quand bien même il peut comprendre une ou plusieurs langues. Le littoral est ainsi un jeu sur la structure, à partir d’elle et avec elle.
Graviter entre les langues, comme fait Joyce, spécifie donc ce que le langage a de littoral et par là d’inventif. Mais pour produire du neuf, comme sujet, il faut disposer de l’ensemble de la « donne ». Je dirais plutôt que pour construire, il faut tenir un hors point de vue, soit tenu-ensemble, et de façon littorale démultipliée, tous les éléments de structure. Lacan parlait de non-point de vue. Tenir ensemble tous les champs structurels en cause n’est possible qu’en passant outre les différences pourtant persistantes (et nécessaires). גַם, pour simplifier, je réduirai la structure à quatre champs : celui du oui et celui du non (de l’assuré et du non-assuré) se fondent d’un troisième, celui du peu-importe (un champ d’indifférence) différencié d’un autre peu-importe portant cette fois sur ce qui en résulte (pas moyen, quoi qu’il en soit, de savoir par avance). La littoralité implique de tenir distincts tous ces domaines pour les relier et les homogénéiser. Non pas qu’il faille dire oui et non à la fois (comme on peut dire « bleu » et « vert » : « vleu »), mais on peut dire ni exactement oui ni exactement non (en les liant de façon mœbienne). Localement, le oui et le non qui s’opposent s’équivalent globalement. Cette gageure est poussée à un certain niveau de la structure sans se contenter de jouer phénoménologiquement de la différence elle-même. Ni entre les champs ni selon chaque champ de langage, mais hors point de vue de langue.
Le choix tend donc à s’effectuer entre le littoral (comme à la fois passage d’un champ de langage à l’autre – et cette littoralité je la restreins donc maintenant à opérer entre les quatre champs déjà considérés : ceux de l’assuré et du non-assuré et ceux de l’indifférence et de la contingence – et prise ou conception d’ensemble de ces quatre champs du fait des passages entre eux) et la partition ou la taxinomie seule retenue de ces champs, laquelle est pour moi psychotisante (sans parler des positions intermédiaires, classiquement border-line, que je dis être littorales si elles correspondent à une stagnation au niveau même d’un passage). Prenons un exemple. Une patiente, démunie de ressources financières, n’a pas les moyens de faire réparer son réfrigérateur et non plus son chauffage. Elle en parle sans « associer » et en récusant les compléments que je peux lui proposer ; elle segmente ainsi dans le temps (en cette saison, il ne fait pas encore froid) : pour le chauffage on verra plus tard, pas question d’évoquer le froid à venir. Quand je lui dis qu’avec une baisse de température les aliments peuvent se conserver à l’extérieur, cela lui déplait car cela la ramène à la question du chauffage, ce qui est prématuré. Pas d’anticipation, donc pas non plus de rétrogrédience – et pas de littoralité.
Le passage d’une langue à l’autre se fait ainsi par choix structurel (ainsi de la notion de présence du sphérique dans l’asphérique) : en se ressourçant dans la structure dont il se fait le promoteur dans sa langue, le sujet peut accéder à une langue nouvelle. Au fond, ce qui est déterminant en toutes les langues, et qui fait passage entre elles, est la structure littorale des modes prédicatifs et prédictifs de décision, tels que Nelson Goodman en parle. Par langue nouvelle, j’entends d’abord un dérivé de la langue maternelle, vis-à-vis de laquelle le sujet « prend du champ » et se donne de l’air. La psychanalyse a ainsi pour fonction de renouveler la langue maternelle, et de la répercuter, בואו נגיד, de langage en langage (entendons: d’espaces restreints en espaces restreints du langage, lui assurément universel). Joyce, on le verra, en joue ainsi : conjoignant la multiplicité des langues et des registres d’écriture, voire des styles divers des uns et des autres écrivains, jusqu’au pastiche. Car il y a là quelque chose d’essentiel sur quoi j’insisterai au chapitre suivant: le littoral s’appuie structurellement sur la lettre pour se faire entendre vocalement.
L’appui pris sur lalangue constitue le narcissisme primordial (pré-spéculaire) du sujet. Il constitue de façon projective (selon un changement de champ) la ressource discursive et moïque du sujet. Ce fondement intime est en fait situé dans la structure et s’y mobilise comme choix du sujet d’entre les possibles. Ainsi entre, d’une part, les souvenirs et l’ancrage de la langue dans l’antériorité, en termes d’échanges, et d’autre part, l’oubli et la reprise de cette question d’échange en termes d’usage, seule la faille entre les champs considérés, est productrice en ce qu’elle est un clivage littoral, producteur des champs qu’il distingue et associe. Le sujet en est la métaphore. Lalangue a bien dès lors une structure incorporelle opérant dans le corps pulsionnel que met en forme la langue qui lui donne toute sa valeur au travers des signifiants qui s’en produisent. L’entre-deux-langues apparaît dès lors tout aussi bien être l’entre-deux de la faille constitutive du signifiant : l’affirmation et la négation de la dénégation, l’étranger et le familier de das Unheimliche, le sphérique et l’asphérique de l’asphérique, le double sens des mots primitifs, la bisexualité… À être chez soi, on est ailleurs (ailleurs chez soi) et chez soi ailleurs. À l’incorporel de l’incorporation de lalangue répond par voie de Verliebtheit (de la contingence à la nécessité) ce que le discours incarne. Ici il faut bien différencier les deux corps en jeu (en allemand : Leib ET Körper).
Si certaines théories de la langue, ou plutôt des langues, les situent comme éparses, champs distincts et non passages, ces théories vont à l’encontre de la littoralité des langues comme la littérature les met en pratique. J’indique bien qu’il ne s’agit pas spécialement de mêler, mélanger les langues mais de jouer – en les entremêlant selon un enlacement qui fait un sens neuf, et donc produit à cet escient – de ce en quoi l’intrication pulsionnelle littorale entre pulsions de vie et pulsion de mort, pulsions du moi et pulsions sexuelles opère aussi au sein des langues et entre elles. Ainsi l’enjeu est-il bien à la fois un franchissement d’espaces psychiques et de « lieux » rhétoriques, toujours inscrits dans une langue comme particulière. Un écrivain ne « parle » par écrit qu’à travestir sa langue maternelle. Joyce l’enfonce profondément au sein des langues, des discours, des registres d’expression, des champs culturels et institutionnels, comme des styles.
Les langues ne sont ainsi distinctes qu’à maintenir les frontières entre elles, sinon rien n’empêche de parler franglais ou le psychanalytique (pour ma part j’arrive à lire grosso modo toute langue européenne traitant de psychanalyse). À l’encontre, le nazisme a voulu éradiquer tout vocable de racine étrangère de l’allemand. Ainsi, à parler de Vertretung comme transcription de lalangue dans une langue, je considère que je « vertraite » ou « faire-trait » lalangue. Le jeu de mot(s) « entre » les langues associe les langues et en permet le « partage » (au sens de se les approprier à plusieurs). Toute la question relative à traduire Joyce est là.
2 – Lalangue de Joyce : Joyce le littoral (ou Joyce passeur de Saussure auprès de Lacan) [17]
Voyons maintenant l’ancrage du littoral dans la lettre et plus exactement en quoi la « lettre » dont Joyce constitue sa langue est littorale, au sens donc que Lacan donne à ce terme, non sans que cette littoralité trouve à s’expliquer aussi à partir des écrits de Saussure récemment publiés de façon posthume. Surtout, l’intérêt de cette littoralité est qu’elle ouvre sur un autre réel que le standard œdipien.
Là où Lacan aurait tendance à situer la littoralité entre le non-su et le savoir, Joyce, quant à lui prend le littoral au strict niveau tangible de la lettre, en ce qu’elle véhicule avec elle une signification dont l’intérêt tient à sa portée plus qu’à son contenu littéral.
Plus précisément l’intérêt de Joyce pour la lettre lui permet dans son maniement de se constituer une autre raison subjective que celle que la psychiatrie peut lui allouer après coup en termes ridicules de border-line, quand bien même cette position limite l’amènerait à écrire.
Le lien littoral le plus commun est de toute façon, on l’a vu mais je vais y insister, celui que Freud pointe à propos de la relation d’objet dans sa jonction à l’identification, en particulier au travers du mot d’esprit, quand l’acte sexuel ou meurtrier qu’induit le désir pour l’objet s’avère irréalisable et que le dépit que cette impossibilité entraîne, ramène sa réalisation à un « simple » énoncé impliquant ce dépit dans le « bougé » des mots nécessités pour en rendre compte. Ce bougé se présente comme un jeu sur les mots, éminemment symbolique et non plus réel. Le littoral se donne dès lors comme lien du rapport impossible (non-rapport valant comme réel) au rapport nécessaire. Mais Joyce travaille cette lettre du « mot » au niveau du retour, toujours littoral, du rapport sur le non-rapport, impliquant auquel cas, depuis le symbolique, un autre réel grâce à un autre lien à l’objet auquel mène le démontage des identifications.
Or ce retour passe par le lecteur, car, que le réel soit par lui-même aussi inaccessible, quoique différemment, que le symbolique, implique de prendre la tangente : prendre le lecteur au « mot » dans les filets homophoniques de l’écrit. Alors le non-rapport objectai se présente comme modification de lettres dans le mot et ce non-rapport en devient lui-même modifiable. Par là, Joyce contraint le lecteur à une identification avec lui – laquelle lui est nécessaire en retour pour modifier sa propre position subjective. Il va de soi que le procédé est projectif. Ainsi Finnegans Wake est dans le droit fil d’Ulysse. Un sens induit se détermine de ce jeu sur la lettre, dont se soutient à neuf le sujet.
En opérant sur elle-même la lettre, se situant dans le « mot » comme obstacle à sa propre fonction, produit depuis cet obstacle même la levée de ce qui la constitue comme coup d’arrêt à la signifiance en tant qu’elle devient signifiant elle-même et d’autant plus qu’elle prend son assise dans des langues diverses.
Ce qui était forclusif devient dès lors énonciatif et discordantiel, et la disjonction conduit à la jonction. Ainsi l’écriture échappe-t-elle au machinisme par quoi certains jugent de la position psychotique [18]. On lira donc dans ce qui suit le rapport étroit qui s’organise entre lalangue et le littoral de l’écrit : c’est au même titre de l’impossible que supporte la catégorie d’objet que s’inscrivent les langues dans leur condensation et leur valeur littorale.
2.1 – Lacan, Saussure et le littoral
2.1.1 – La lettre, le signifiant et l’objet
Qu’est-ce que le savoir textuel ? [19] Je dirai aujourd’hui que c’est l’accointance [20] du sujet avec la lettre, un savoir réel (et non seulement dans le réel) : ce savoir réel a la consistance de la lettre en ce que, pour impliquer une signification, elle fait obstacle [21] au signifiant, ou du moins à sa dérivation, dont dépendent pourtant à la fois l’extensivité et l’extensionalité [22] de celui-ci; elle en arrête la fluence et cette scansion pointe une signification. Le savoir réel n’en est pas pour autant le savoir référentiel, lui plus évidemment situé comme imaginaire. Or l’intension signifiante consiste précisément en cette dérivation qui ne permet pas de tenir le signifiant pour cernable ou pointable quand il n’y a de signifiant que sous des rapports [23], uniquement en fonction, pris dans la parole et produit par elle, uniquement dans l’exercice de la parole. Et la lettre y contrevient en fixant et l’idée, comme on dit, et la forme, en arrêtant le processus d’Entstellung [24] propre au signifiant et définitoire de sa fonction. Elle en est l’instance et l’interprétation : l’interprétation fixe la signification, mais aussi les autres effets de signifié : le sens et la position subjective, y compris quand c’est pour revenir à l’intension, pour en réassurer la fonctionnalité. Le savoir textuel prend valeur d’intimité.
L’interprétation précise et choisit, segmente, ségrège, mais réunit aussi, collige, spécifie – si elle est uniquement fixative, selon moi, elle psychotise [25] : pour ne pas être fixiste elle se détermine en tant que retour sur l’intension, ou selon une dialectique avec l’intension qui n’ignore pas celle-ci (et donc ne fixe rien). L’extension est alors en position littorale avec l’intension : sans frontière matérialisée entre elles. Le littoral permet donc de passer outre l’obstacle, il est lui-même passage sautant l’enstasis, lié à elle cependant pour constituer une barrière de contact. Joyce joue dans l’écriture de cette barrière de contact. Il ouvre par la lettre ce que la lettre referme du signifiant [26]. Chez lui la lettre permet de retrouver le signifiant dans l’écrit, malgré et grâce à l’écriture. Comme l’ouverture ne tient qu’à la fermeture, il faut bien en passer par la lettre pour ouvrir au signifiant. Dès lors le jeu sur la lettre constitue la langue intime au sujet.
THE trivium lacanien – ou les trois points-nœud tels que Lacan les définit : grammaire, logique, homophonie [27] – est traductible en des termes poétiques que sont, pour le moins, la syntaxe, la sémantique et la rime [28]. Je les ferai globalement équivaloir à position subjective (faire répéter au sujet sa leçon dans sa propre grammaire [29]), signification et sens, le sens étant le style du sujet pour faire valoir la signification en ce qu’à l’occasion elle fait référence.
Ces trois points de serrage constitutifs du nœud borroméen sont dans une position littorale chacun vis-à-vis des deux autres [30].
2.1.2 – Prendre la tangente
Parlant de la dualité dans le langage, Saussure en souligne aussi à sa façon la littoralité, même s’il n’en utilise pas la terminologie [31]. J’y reviendrai plus longuement au paragraphe suivant, mais je voudrais souligner dès maintenant que cela revient à situer le littoral au fondement même du symbolique, au sein de toute négation, et plus précisément entre discordance et forclusion comme essentielles au symbolique, et dès lors le littoral opère comme lien de l’objet en tant que forclos avec l’identification comme discordantielle, ce dont se nourrit l’existence symbolique elle-même dans son rapport au réel (פרויד : reale Existenz). La forclusion introduit de fait un non-rapport quand la discordance l’assure néanmoins comme rapport. De là l’indécidabilité littorale propre à toute négation comme incluant en elle-même sa positivité. En termes d’oralité (meurtre et incorporation du Père), il n’y a de discordance (soit donc la positivité de toute position pointée comme négative) que depuis la forclusion (la négativité de toute position dénommée négativement). Ainsi c’est à barrer l’Autre que s’autorise la signifiance . De la même façon, la fonction ne tient sa raison que du démontage des extensions et au premier chef de la déconstruction de l’objet.
Selon de semblables relations, Saussure ramène la ternarité figure vocale/forme/sens à une dualité figure vocale/forme-sens, qu’il fonde sur une structure d’opposition, sur une négativité générale du langage. Ce qu’il appelle « prendre la tangente » [32] est pour moi strictement une expression de la littoralité, passant de la fonction tierce de la parole à son objectalisation duelle. Ainsi le lien rapport/non-rapport, en ce qu’il peut être lui-même objectivé, ne serait-ce que dans l’écrit, par la lettre, maintient-il du non-rapport ce qu’il tendait à en évacuer : l’impossibilité de toute objectalisation proprement et strictement dite (pas de Ding dans la Dingvorstellung). C’est ce que pointe la métaphore de Lacan situant l’inceste, donc l’interdit, au niveau du lien que la vérité entretient avec le réel, sous la dépendance du dire. De même, l’identification narcissique à la fonction paternelle fait-elle rapport sous l’angle de l’amour (Verliebtheit) [33]. Dans des termes proches de ceux de Saussure, je dirai que l’impossibilité de saisir l’objet réel dans le langage implique que le sujet prenne la tangente, i.e. s’identifie à ou plutôt, puisque c’est réversif, identifie à soi le tiers en s’adressant à lui. Le « mot » d’esprit fait « trait » identificatoire. Il inclut dans sa constitution le déplacement du non-rapport au rapport comme transposition de la lettre dans le mot. La tangente consiste en la saisie de l’objet dans le mouvement même (rhématique [34]) de passage du non-rapport au rapport, tel qu’il se fonde du glissement homophonique dans le Witz. Cette Entstellung du Witz, qui associe signifiant et signifié, formalise ce qu’il en est de la tangente comme littorale, faisant passer du non-rapport (en particulier sexuel, mais aussi meurtrier) au rapport. La parole comme dire s’y implique en tant que facteur fondamental de l’identification. En ce sens, le littoral rend tangent l’un à l’autre chacun des domaines qu’il relie.
Dans cet ordre d’idée, prendre la tangente revient à « raser » d’aussi près que possible l’objet (tenant la place du thème) à valeur de signification [35] (et non pas tant à s’en saisir directement). Raser l’objet, ou la signification, révèle le thème que recèle le mouvement (rhème) qu’est le jeu sur les mots en ce qu’il vise précisément la position du sujet telle que son intérêt pour l’objet (inaccessible) la dévoile. Ce dévoilement est un effet de vérité opérant, comme le souligne Lacan [36], en tant que vérité qui parle, disant Je. Le littoral de la parole revient donc à prendre l’objet dans ce qui le constitue sans que ce qui le constitue soit encore (ou plutôt déjà) cet objet. Le littoral est « l’encore » du rhème dans le thème. De là, il est l’encore de la discordance dans la forclusion. Il n’y a dès lors d’objet pour un sujet que selon l’intérêt que celui-ci y trouve, y compris dans la supposition (subjective) réaliste de la persistance de l’objet hors du champ de cet intérêt. Le délire, en visant à passer outre, à quitter la fixation psychotique à l’objet pour mener de nouveau le sujet vers l’intension (i.e., car c’est le même mouvement, ramener l’intension dans l’extension), est discordant parce qu’il vise le discordantiel auquel il ne correspond pas (pas encore), mais qui lui est nécessaire [37].
Saussure parlera là de passage de la disjonction à la jonction, d’une disjonction vocale à une jonction forme-sens [38]. La voix s’assure ainsi de sa valeur comme objet – de là elle ouvre au non-rapport. Mais, par l’homophonie et le Witz, par cet effet d’Entstellung particulier, elle passe au rapport signifiant/signifié que note expressément Lacan [39]. Comme non-rapport, la voix n’est pas immédiatement tributaire du lien forme-sens. Elle ne colle ni à la forme ni au sens (l’intonation, par exemple, peut être inadaptée, voire ne pas avoir cours du tout). Elle peut cependant aussi faire dériver le sens vers autre chose à condition qu’elle s’accole à la lecture : la lecture à haute voix est souvent essentielle chez Joyce [40].
2.2 – « De l’essence double du langage », Joyce avec Saussure
Le problème que pose Saussure en opposant, d’une part, la figure vocale à l’ensemble forme-sens et, d’autre part, les phénomènes de conscience, internes à la langue, et les phénomènes externes, saisissables en eux-mêmes, est un problème de fond de la subjectivité, à savoir : comment se réorganise le réel dans le « psychisme » ? Comment se symbolise-t-il ? Et inversement comment, à partir de ce qui se dit, se modifie le réel, quel est l’impact du symbolique sur le réel, y compris le réel qui s’en détermine ?
Avec Joyce, la question devient : quel rapport forme-sens (l’apparence comme impliquant de l’inattendu), et selon quel lien à la figure vocale (lire à haute voix), indique-t-il un réel, et dès lors quel réel ? Quel réel vise Joyce dans son écriture, qu’il le sache ou pas ? De toute façon la question est celle de ce qui fonde « l’essence double » du langage [41] ET, depuis cette conception poussée jusqu’à devenir syntaxe, la question est donc aussi celle du réel qu’elle fonde, non plus du réel symbolisé, mais celle du symbolique imaginarisé réalisé.
Pour Saussure, la linguistique ne se soutient que du développement de la jonction entre deux « domaines » hétérogènes constitutifs du langage, sinon déjà du mot. Je suivrai ici sa position de principe: le réel est un fait psychique. L’homogénéité du réel, du symbolique et de l’imaginaire, pour Lacan, est aussi un fait psychique. Mais au fond, cette homogénéité est d’abord un fait linguistique. Et Saussure a raison de situer le fait de langage depuis des points de vue distincts – et non pas hors point de vue. Car ce que pour ma part j’appelle « hors point de vue » [42], pour suivre à cet égard le « non-point de vue » [43] de Lacan, est la prise en compte globale, sans omission, de tous les points de vue dans leur association structurale, autrement dit leur intension. L’annulation de leur ensemble chez Saussure spécifie chaque extension comme disjointe d’une autre, soulignant ce que le continu du réel doit à la discontinuité, à la discrétion du langage [44]. L’inconscient est mis en jeu d’un non-point de vue, mais la conscience, et d’abord la conscience linguistique, nécessite le point de vue.
Cette dualité du langage, en ce qu’il associe continuité et discrétion, métonymie et métaphore, Joyce la met en œuvre dans les mots, dans les phrases, dans le discours et le dispositif scénique, entre les langues. Mais il n’est pas linguiste. L’intérêt de ce que note Saussure est que la linguistique, comme la psychanalyse, dirai-je (et dans le meilleur des cas pour l’une et l’autre), n’est pas du domaine des sciences : elle ne part pas d’un corpus tangible (malgré Damourette et Pichon). Ainsi la vocalisation mer (m+e+r), aussi acoustique ou physiologique soit-elle, n’est en rien une entité linguistique. Il lui manque « l’idée ». Je dirais plus exactement qu’il lui manque la signifiance, au sens de Lacan. J’appellerai donc pour ma part « idée » (qui n’est en rien, elle non plus, quelque chose de cernable ou pointable) la visée d’organisation du « monde » (plus précisément : des extensions) depuis l’intension signifiante que constitue le rapport d’échange qu’est la parole. Comme les signifiants, il n’y a donc des idées que sous des rapports. Et la linguistique n’en fait état que de façon éparse, point par point. Qu’est-ce qu’est plus au fond une idée ? Frege aurait soutenu – à en faire une « pensée » (Gedanke) – que c’est une proposition. Et les propositions sont discontinues quand l’existence est continue, à en souligner la modalisation fonctionnelle. Je crois alors comprendre que ce que Saussure appelle « sens » est la Bedeutung (signification) de Frege, et que son « idée » est plus sûrement le sens de Frege : soit les différentes façons subjectives (dont émerge une façon princeps pour tel sujet) d’aborder la signification (comme relation à l’objet, voire plus exactement objet elle-même en tant que parcours de valeurs de la fonction en jeu). Plus largement l’idée est le rapport subjectif intensionnel à toute extension et pas uniquement à l’objet, mais aussi à l’image et au langage. Le principe d’une grammaire qui tienne est qu’elle assoie conjointement structure de l’idée et structure du signe. L’idée est ainsi l’intime du sujet.
Cependant Saussure oppose moins fait « mental » de l’idée et fait physique du son, que la figure vocale comme telle (les ondes sonores) à ce qu’elle est comme signe (sémiologie). Aussi le « champ » n’est-il pas le « chant », même s’ils ont en commun une « partie » vocale. Ce n’est en fait qu’une question de point de vue, celui du son ou celui de la forme-sens. À la négation que met en place le système d’opposition phonématique constitutif d’une langue fait suite la contraction des opposés [45]. C’est là, pour moi, le discordantiel que j’ai déjà évoqué dans le passage des objets différenciés à la position subjective dans l’identification.
Saussure revient quoi qu’il en soit à la signification comme valeur. Qu’est-ce qui vaut dans le langage ? Et, pour ce qui nous importe ici, comment matériellement cela vaut-il chez Joyce ? Autrement dit, dans mes termes, qu’est-ce qui assoit tel réel ?
Au fond on retrouve là lalangue de Lacan, soit le sujet sous la parole.
Saussure note cependant un cercle vicieux fondamental dans cet enchevêtrement [46]. L’inconscience du parler et de l’écrit met l’accent sur l’usage commun des figures vocales et de leurs représentations phoniques sans que pour autant le locuteur ou le lecteur (voire l’écrivain) sorte des rapports des dites figures vocales avec leurs formes-sens communément adjointes. (Saussure donne l’exemple du lien qui ne se fait pas naturellement entre « J’habite le département du Cher » et « Cher ami ».) L’inconscience du son des mots lui-même ou du pictogramme du caractère écrit, dans l’usage qu’on en a, est partie intégrante de la parole et de la lecture-écriture. Le sens n’est donc pas strictement engagé dans sa particularité par la figure vocale ou les caractères en eux-mêmes. Joyce repart de ce constat (peut-être implicite pour lui) afin de le faire éclater dans un mésusage des rapports figure vocale/forme-sens dans Finnegans Wake, où qui plus est l’on dénombre, dit-on, quarante langues infiltrant l’anglais. Il concasse les rapports son-écriture pour en faire jaillir un sens inattendu.
Joyce, c’est donc l’anti-linguistique (façon Saussure) : chaque état de langue est infiltré par de multiples contre-états : du passé au futur dans le présent, de telle intonation à telle radicalité d’écriture, de tel jeu de mots à tel mélange de langues… Joyce joue sur la conscience phonétique à partir de l’inconscient, et donc sur ce que Saussure appelle « cercle vicieux ». J’y verrai pour ma part un « huit intérieur » mœbien, où la différence locale n’empêche en rien l’identité globale.
Mais Joyce s’arrête quand c’est nécessaire (ce qu’il « dit » ne cesse pas de s’écrire – à entendre non pas comme perpétuation, mais comme persistance de l’écriture, de l’acte d’écrire) : « Dans le domaine des figures vocales, dit Saussure, il y a une limite exacte et absolue entre l’altération indéfinie d’une figure et l’anéantissement parfait de cette figure. » [47] Joyce, sans anéantir la langue, mais en jouant du rapport de la prononciation à l’écrit, repousse cette limite. La multiplicité des langues lui permet de faire saillir ce qu’elles ont toutes en commun : lalangue, langage et discours.
*
Du point de vue de la langue, précisément, Saussure élude signes et significations pour ne retenir que les différences de signes et les différences de significations. Dans Finnegans Wake, je dirai, le bougé littoral du signe (au sens de l’Entstellung) fait signifiant en dehors même des vocables rapprochés, forgés, télescopés, entremêlés, sans tenir à aucun en soi, et cela à la puissance deux : le vocable peut être modifié en lui-même pour s’entendre sur plusieurs langues, il peut, d’une langue à l’autre, être d’autant plus judicieusement rapproché d’un autre, modifié ou non. Mais à tout coup ce sur quoi ouvre cette littoralité de Finnegans Wake est une fonction identificatoire non pas vécue en première personne (Ulysse) ou décrite extrinsèquement (Dedalus), mais opérant dans l’entre-deux, strictement comme fonction, et ici fonction de la parole plus que de la langue, entre première et tierce personne, כְּמוֹ Witz en continu. De là elle joue d’un réel ni particulier ni intéressant pour ses supposées qualités propres, mais simple support d’un non-rapport. Le non-rapport est au centre de l’œuvre de Joyce, poussé à l’opposite, à tous les rapports qu’on veut, mais surtout à des rapports de langage qui ne valent qu’en contrepartie d’un réel qui ne saurait lui-même valoir autrement qu’en retour de cette distinction. L’autrement (the Otherness, dixit Lacan à Baltimore en octobre 1966 [48]) est ici le moteur, le carburant et lé machiniste du discours et de sa raison écrite.
Si, selon la boutade de Lacan, « the unconscious is like Baltimore in the early morning », embrouillé, mais affairé et non sans que chaque élément suive une direction donnée, on peut aussi lui comparer le travail de Joyce, de même que celui du Groupe de Recherches Musicales de Paris qui utilise, à l’occasion, les bruits pour en faire une musique, et même quand de façon basale tout est ramené électroniquement à du bruit (par exemple ne prendre que la partie centrale d’un son musical et l’implanter dans d’autres). C’est donc question de structure. Le problème de l’embrouillamini est que notre attention portée à la structure y est toujours réservée, n’opérant qu’en dimensions en nombre restreint, selon des axes pas trop compliqués.
Pour Saussure, différences de signes et différences de significations « 1) n’existent les unes absolument que par les autres (dans les deux sens) et sont donc inséparables et solidaires, יוֹתֵר 2) n’arrivent jamais à se correspondre directement. D’où l’on peut immédiatement conclure : que tout, et dans les deux domaines (non séparables d’ailleurs), est NÉGATIF dans la langue – repose sur une opposition compliquée, mais uniquement sur une opposition, sans intervention nécessaire d’aucune espèce de donnée positive. » [49]
Le type d’opposition que met en place Saussure avec ce principe de négativité (qui, souligne-t-il, est la même chose, qu’on considère des signes ou des significations, puisqu’ils sont, d’une certaine façon, indissociables de ce point de vue) est complexe. Joyce met en œuvre cette complexité de la négation que je dis littorale, et qui revient à dire ne – pas – sous couvert de ne pas exactement dire ce qui pourrait être attendu. La structure est entérinée par le démontage de la structure. Le praticable appareille la fonction pour la faire opérer dans des cadres, y compris quand ces cadres sont démolis (ce qui met en correspondance pulsion de mort et interprétations).
La négativité de l’écriture de Joyce fait ainsi place à l’interprétation (y compris et d’abord inconsciente) comme déconstruction. Ce qui vaut pour le synonyme, les emplois de mots figurés, les métaphores, etc., est multiplié dans l’écriture de Joyce. C’est la coexistence d’autres mots qui détermine le choix d’un mot – et il n’y a jamais à se méprendre sur son supposé sens positif: il ne se fonde que de la négativité de la comparaison avec d’autres. Et d’autant plus si ces mots sont forgés de toute pièce, non sans rapports avec d’autres. Les néologismes ne sont cependant pas pure invention et Finnegans Wake n’est pas une schizographie. Ainsi la séquence d’exemples de Saussure (« roi, évêque, femme, chien » [50]) tient-elle de la Danse macabre : tous sont opposables à bien d’autres et entre eux, mais tous ne tiennent leur raison que de cette négativité, car tous sont mortels. L’impermanence des supposés traits distinctifs domine de toute façon toute langue. La littoralité de la langue (et du langage) que Joyce prouve en marchant démontre à soi seul l’absence d’ontologie. Cet « en marchant » met à bas toute idée de « terme ». Aucun mot n’arrive à la fin de sa signification et chacun n’est qu’un « vocable », prononcé selon son implication vis-à-vis d’autres [51].
Peut-être que le refus de parler, que montrent nombre d’enfants néanmoins sortis de l’autisme et intégrés au langage ou l’intégrant, peut-être que ce refus n’est autre que la prise en compte de cette labilité des rapports (traits discursifs), afin d’en rester au non-rapport d’un réel a priori inaccessible ou dangereux, et ensuite banalisé sans pour autant que le sujet s’y assume identificatoirement. Joyce, c’est l’identification poussée à l’extrême des non-termes, à l’encontre de toute individualité des termes, n’en déplaise à Lacan, qui peut-être n’avait pourtant pas tort en considérant que Joyce s’identifiait à l’individual.
2.3 – Pousser la métaphore
En relisant le Raymond Roussel de Michel Foucault, il m’était apparu que ce que Foucault pointait comme circulaire était mœbien [52].
Aujourd’hui, j’insisterais plutôt sur la raison littorale de cette organisation mœbienne du discours. C’est pourquoi ce que Franck O’Connor appelle « métaphore » (cork/ Cork : la matière et la ville) à propos du Portrait de l’artiste en jeune homme, comme toutes les équivoques du texte joycien, est du même ordre de recouvrement d’une boucle du huit intérieur par l’autre. Le procédé de Joyce est cependant plus poussé que celui de Roussel, non seulement dans le passage d’un mot à l’autre, mais dans l’infiltration d’un mot par d’autres.
La question de Lacan était – je le dis à ma façon – de savoir si la facture asphérique du texte de Joyce avait pour correspondance subjective un échec de cette mœbianité chez l’homme Joyce. Elle ne m’importe guère ici. Cependant, quand O’Connor note [53] un effet d’inversion associé à une répétition chez Joyce, il s’agit de reconnaître un essai d’organisation de la séparation (au sens de Lacan) [54] dans le texte, quand elle ne se ferait pas dans le réel. Il s’agirait d’entendre que le sujet Joyce serait à la limite (littorale) de ne pas se produire comme sujet, quand cette limite se donne (explicitement dans le texte) comme mœbienne.
Le problème, tel qu’il se pose maintenant, est celui de l’émergence du sens en lien avec l’image. Au fond : comment un texte vise-t-il une signification (un objet) ? Et je ne pointe pas expressément Finnegans Wake à ce propos.
Je distingue bien sûr encore le sens et la signification, encore faut-il les différencier aussi de ce qu’est la figuration, y compris « se figurer » : dans l’ambiguïté du réflexif entre voix moyenne : figurer pour soi, et voix active/passive : figurer soi-même, passage de l’actif au passif. C’est ce que dit Freud des pulsions : toujours actives, même si leur but est passif. Ici l’acte de figurer est actif, quand figurer soi-même revient à être figuré, passif.
L’écriture de Joyce pose donc ainsi la question de la voix moyenne. Elle s’en trouve d’autant littorale. À la fois moyenne et performative, jouant (façon Goodman) [55] de prédictivité (anticipation signifiante) et de prédication renouvelées : aucun prédicat en définitive ne restera intouché. Et je laisse toujours de côté la question de la littoralité (border line) de l’homme Joyce. Je ne vais pas faire l’analyse littéraire de l’homme Joyce, i.e. sa psychanalyse – quand il l’a refusée, et non plus sa psychobiobibliographie. La question du prédicat intervient bien évidemment dans la question du sens. Revenir sur le sens en ce qu’il concerne le sujet pourrait faire lien entre l’écrivain (actif, jouant de construction), le narrateur ou le personnage (la mise en scène), le lecteur (actif, jouant de la déconstruction). Mais quand le lecteur fait un choix d’écrivain, est mis au pied du mur de choisir dans ce que l’auteur n’aura pas élaboré, alors la littoralité opère entre construction et déconstruction. Joyce (qui ne réussit pas lui-même à traduire Finnegans Wake, cf. infra 2.5.) identifie le lecteur à lui-même en ce qu’il appartient au lecteur de reconstituer le sens à tout instant comme s’il en était l’auteur
Dès le Portrait, l’écriture de Joyce est « surabondante » : insistance des mêmes mots et des mêmes syllabes. Elle agit par petites touches, comme en peinture : à la fois à grosse brosse, on voit la touche et ici on la lit/l’entend, et à petite brosse, et le lissage de la touche la fait alors disparaître. En ce sens l’écriture de Joyce est contingente et par là féminine [56], impressionniste. Il brosse le tableau à partir de ces touches. Dans les textes ultérieurs, la touche prévaudra sur le tableau d’ensemble. La question tient à la façon de faire saillir le sens (en ce qu’il « touche » le sujet) de la facture des mots et de leur organisation syntaxique : faire prendre l’ambiance vocale en sens, justement parce que le sens n’est pas l’image. De là, le lien entre construction d’ensemble et éléments pointables (la même question que Freud évoque du début à la fin de son œuvre : dans l’Entwurf, comparant un neurone isolé à l’ensemble du système nerveux ; dans « Constructions en analyse » [57] entre l’ensemble construit et la touche juste interprétative) : la construction d’ensemble assure le sens d’ensemble, quand chaque élément de la construction participe aussi du sens à son propre niveau. Cela implique d’avancer à la fois localement et globalement de front, dans les différences locales en ce qu’elles fondent mœbiennement l’identification globale. Ainsi les éléments épars définissent-ils des points de vue sur le sens quand, rassemblés, ils font sens hors point de vue [58]. « Rassemblés » signifie ici structurés, plus que réunis ; fonctionnels, plus que juxtaposés, donc fonctionnant comme un ensemble par le fait de la parole. L’image, sinon la présentation, pointe la position du sujet (moi idéal) quand le sens fait sujet (idéal du moi), comme la signification fait objet.
Chez Joyce (je continue de suivre l’analyse d’O’Connor), mouvement local et mouvement d’ensemble vont de pair, même si à l’occasion ils peuvent « disperser » le sujet en ne « cadrant » plus avec la visée de la phrase ou du paragraphe, qu’ils soutiennent néanmoins. La voie pour parvenir au « cadre » de la phrase peut être complexe et non directe. Par exemple le local peut suivre une voie trompeuse qui éloigne en apparence du cadre afin d’y revenir d’autant plus sûrement – ou, à l’inverse, le global. Ce que l’écriture de Joyce fait savoir (et fait savoir) passe par ce cadre que note Lacan [59], constitué du non-su en ce qu’il s’établit sur une chaîne de lettres si contraignante qu’elle implique de n’en pas rater une. Ici le savoir textuel domine assurément.
La même question se présente bien entendu au cinéma : faire état du sens sans le montrer explicitement (en termes de signification), sans désigner pour autant l’objet, mais en jouant de dénotation [60]. Ce principe – direct au cinéma, indirect en littérature – d’appui de la dénotation (du sens, pour moi) sur l’image fait opérer la faille entre elles. À la place de « dénotation » on pourrait dire aussi concept (ou toute « prise », Begriff) à ce niveau (contingent) de l’image. À la structure fonctionnelle (et eulérienne: passer par tous les éléments d’un seul « trait » de plume) du sujet se surimpose une sur(ou sub-) structure, liant, d’une part, trou, faille et manque, ET, d’autre part, sens, figure et signification.
La question se retranscrit alors ainsi: l’intention constructive, et consciente, de Joyce est-elle la même – ou non – que celle qui se manifeste dans la part d’inconscient (ce qui échappe) qui intervient dans cette écriture, sans qu’elle soit pour autant « automatique » (puisque cela pose la question de ce qui est machinique dans le système de construction consciente du texte) ? L’écrit joue du machinique [61] langagier sans s’y limiter – c’est le cercle vicieux de Saussure. Ce cercle vicieux (à mon avis, il n’a de vicieux que son asphéricité mœbienne, je le rappelle) constitue proprement l’écriture. À cet égard, je préfère parler eh ces termes qu’en ceux d’intime et d’extime. Le même rapport au littoral comme mœbien s’en organise.
La transformation de l’objet d’intérêt (ou de désir) réel en objet de jouissance symbolique nécessite tout le travail pulsionnel auquel correspond le travail d’écriture. Le style de Joyce essaie de coller au plus près à ce qu’il pressent de la pulsion. Comme auteur, il s’adresse à un tiers distinct de l’objet : le lecteur. Ainsi l’objet inaccessible est-il d’abord transformé en objet de désir, tenant compte qu’il n’y a pas de nécessité (et donc de jouissance) sans impossibilité, pas de jouissance phallique (symbolique) sans jouissance Autre (réelle) et récusable, et inversement. La structure littorale de la tierce personne se donne alors de façon borroméenne [62], entre imaginaire, réel et symbolique (respectivement pour première, seconde et troisième personne), à partir de cette transcription, tenant compte qu’il n’y a pas de mot juste dans le réel, et que le style permet de passer au texte (« mot ») tenant compte que le supposé « mot juste » ne vaille que pour l’objet et nullement pour le lecteur. De là le nœud borroméen. Ainsi les trois points-nœud de Lacan (logique, grammaire, homophonie) sont-ils en rapport direct avec la littoralité de l’écriture : le « mot juste » renvoie à la logique, le texte renvoie à l’homophonie, et le style renvoie à la grammaire.
Par là s’effectue un déplacement (Verschiebung), un virage de la logique, de son rapport à l’objet (rapport supposé) au rapport au lecteur : il s’agit d’imposer à celui-ci (par la rhétorique du style) un mode logique qui ne soit plus celui de la logique classique des prédicats (comme constitués d’avance). Mais dans le même temps s’effectue une condensation (Verdichtung) du style avec le texte comme support matériel (tangible) à cette rhétorique. En fait état le nom du protagoniste, adéquat à celle-ci : Fleur, dans Ulysse. De là, la transposition (Entstellung) du texte en objet renouvelé, non sans écart.
La même « idée » de transformation se présente à propos de la psychanalyse, quand il s’agit d’en communiquer l’expérience. À des déplacements multiples font suite des changements (pulsionnels) d’objets (et de but) : sublimation, passant par des changements de style en cours de route ou des changements de texte (ou de savoir). Le « texte de l’analysant (ou son « histoire ») se reconstitue, à tout instant différemment, depuis la matérialité des mots, à partir d’eux mais sans leur équivaloir. L’interprétation (comme déconstruction structurale) en est modifiée: l’impossible attenant à l’objet est déplacé sur l’interprétation comme impossible exactement. Il est impossible, aussi en littérature, de faire équivaloir l’interprétation structurale avec la construction structurale, parce qu’un écart s’y adjoint à chaque étape (et sur chacun des axes extensionnels).
Pour être plus clair, je retranscris ici un rêve d’un analysant (donnons lui la cinquantaine) : son prof de philo, en terminale au lycée, THE corrige physiquement et arrache les posters apposés au mur de sa chambre. Associations : il avait un condisciple qui s’appelait Keller (soit « cave » en allemand [63]), et il adjoint Keller aux énoncés du prof, ce qui revient à faire tomber les énoncés en question dans la cave (c’est l’interprétation de l’analysant lui-même). Le prof s’appelait Schmeiler, soit le « renard » qui vit aux dépens d’autrui, c’est la propre position de l’analysant, dont il tend à sortir, et son patronyme n’est pas sans rappeler celui du prof. De plus, comme dit le proverbe français non sans lien avec la tierce personne et la situation analytique : « tout rieur vit aux dépens de celui qui l’écoute ». Soit, à ma façon, une transformation de l’impossible en un « aux dépens de » par le rire.
Le même jour (affaire d’audition de ma part), un autre analysant rapproche le « perroquet » (en français : un porte-manteaux), qu’il doit fabriquer, moins de son psittacisme que du lien d’un double langage avec une double image. Pour lui, c’est répéter les choses (en séance, ou les informations (Sachvorstellungen), sans avoir la pleine autorité sur ce qui est colporté (autrement dit sans en avoir la maîtrise).
Puisque j’y vais de morceaux de psychanalyse, je continue. Un patient délirant (le lendemain des deux précédents) rappelle son fonds de délire : vis-à-vis de l’antinomie Christ/Antéchrist, il est lui-même situé en tiers en tant qu’Empereur. Pour moi la question ici n’est pas celle de la prédication (les « métaphores » sont multiples), mais d’assimiler le passage de la négation à la positivité, ou plus exactement le rapport (négatif) forclusion-réel au rapport (positif) discordance-symbolique, et donc de jouer d’induction depuis la discordance. Dans cette axiomatique subjective, c’est en termes de choix que la question se pose et donc de situer la discordance vis-à-vis de la décidabilité [64].
*
Revenons à Joyce. Je prends en compte l’œuvre entière, en supposant que les mêmes principes d’écriture y fonctionnent d’un bout à l’autre [65], mais en s’accentuant. Avec Lacan, je fais de ces principes d’écriture une façon qu’a le sujet de peser sur soi (soit la correction structurale à quoi correspond le sinthome) [66].
Les dites métaphores de Joyce, par exemple l’opposition David/Parnell valant l’opposition chaud/froid, ou bien/mal, ne sont en fait que des choix de langage. Comme Freud le dit [67] de l’opposition Lust/Unlust, valant bon/mauvais et de là sujet /monde, c’est à savoir dans quel langage (ou dans quelle langue), ici pulsionnel (celui de l’oralité), opère la dualité du langage et du monde, telle qu’elle s’intègre au langage lui-même. Ce n’est pourtant pas métaphore. Le choix du langage, comme choix de prédication, rend compte de la structure, ici, comme communément, établie sur des relations pour l’essentiel dualistes. Mais, dans Finnegans Wake, Joyce complique cette affaire de prédicats en trafiquant le vocabulaire anglais afin d’échapper à cette pseudo-question de la métaphore, et donc à ce pour quoi elle vaut, soit initialement : rendre compte de la structure. Pour lui, il s’agit du montage même de la structure. De façon extensionnelle, c’est jouer sur les fondements langagiers des représentations. En définitive, c’est faire saisir la structure au plus proche (mais l’on sait que, telle quelle, c’est impossible) en tant qu’intensionnelle. Ainsi de l’antithèse grand/petit, valant pour beau/laid ou sentimental (humide)/sec. C’est un choix de topos [68].
Au départ Joyce se meut dans la rhétorique, puis en jouant de mise en mots (lexis, elocutio) il dépasse le mode de l’enthymème en déconstruisant son support ; ainsi il donne de l’ouverture en rendant cryptique la signification.
2.4 – Lire Joyce
Puisqu’on admet depuis Lacan que lire implique de désupposer le savoir de l’auteur [69] – je l’entends même à propos de romans -, on ne peut lire Joyce. Même si on lui prête beaucoup, on ne saurait rien lui désupposer, ni du côté de l’histoire, ni du côté de l’énonciation, ni du côté de la dispositio. Au mieux on pose le non-su. C’est que Joyce ne clarifie rien, il embrouille pour organiser un nexus rationum inattendu, parce que d’un genre nouveau..
Alors, si on ne le lit, traduit-on Joyce ? Bien sûr que c’est raté – raté d’avance. Et Derrida a bien tort de le reprocher à Philippe Lavergne [70] avec son he war [71]. On ne peut qu’associer. Joyce donne le départ (je ne dis pas l’intension) d’un mouvement extensionnel. Ainsi, pour moi, he war, c’est là où c’était, là dois-je advenir, pulsion de mort à l’appui. Warum Krieg ? [72] Y a-t-il une guerre des mots, un grand chambardement ? La guerre des mots existe : les idéologies y recourent. Faut-il repenser l’Internet, cet autre réseau ? Faut-il imaginer que le www des sites est le sigle de Was will das Weib ? Le désir féminin ne serait-il qu’un site – comme je parle de site signifiant S, produit par une représentance qui est jouissance phallique ?
Qu’est-ce qu’un mot ? Comment porte-t-il les différentes valeurs qui le font support de la grammaire? (Pour moi, je l’ai dit, la grammaire est d’abord rhème et thème.) Comment se matérialise un mot ? Ne s’agit-il que de constitution du mot par « ses » lettres ? Assurément la lettre y joue un rôle essentiel, même si non exclusif. Changer une lettre, en soustraire, en ajouter, change le mot, l’infléchit, le modifie, le détourne de sa fonction (cela signifie : le détourne de la fonction à laquelle il renvoie), le rend autre, le radicalise Autre. Le change de lettres détourne le mot du signifiant attendu [73] et induit une signifiance nouvelle.
Je ne chercherai pas à comprendre la confection du texte (joycien ?) de ses « romans » par Joyce. Je me contenterai de parler ici de ce qu’il en est de lire, si faire se peut. Qu’est-ce qu’implique « lire » Joyce ? Déchiffrer? Lettre à lettre, mot à mot, phrase à phrase? Je ne m’imagine pas qu’un texte quelconque, quand je le lis, n’importe quel texte, pas nécessairement de Joyce, influe sur moi par voie d’images, de pensées (i.e. de propositions, Frege : Gedanken), de représentations. J’admets ici le terme d’« idées », car il conserve son flou, aussi « associations » car je ne saurais dire a priori comment on, ou je, associe. Vais-je prendre ma lecture, mes achoppements, au mythe de l’introspection, ici l’introspection du lecteur lisant l’impossible à lire, le donné à ne pas lire : pour lire, ou peut-être s’imprégner du texte, ou le faire glisser sur soi, ou glisser dessus, ou grincer des dents, jamais dedans peut-être ?
Lire Finnegans Wake, c’est s’impliquer, nager dans le texte et aborder le rivage qu’on choisit parmi tous ceux que propose le texte. Il n’y a pas de lecture commune, avec Joyce encore moins qu’ailleurs.
Le langage du rêve, dont parle Michel Butor dans son introduction aux fragments adaptés (et non traduits) par André du Bouchet, n’a pas sa place ici : à mon avis, on ne se trouve pas dans le processus primaire. La condensation ici n’est pas le feuilletage (strates : Schichtung) des notions et des mots (ou les plis du drapeau selon Lacan). Le déplacement y assure la tension. Les mots composites, ou valises, y retrouvent l’indécision propre à l’enfance : laisser à l’Autre (à l’adulte) le choix de l’interprétation. Je te dis ce que tu souhaites entendre afin de me mettre en conformité avec toi, mais pour ce faire je sais bien que je me détache de ton langage (d’adulte). La dérivation dans les mots n’est pas uniquement Entstellung (que Lacan spécifie comme rapport signifiant/signifié, je le rappelle), ici le signifiant vocable est on ne peut plus plastique. Fondre de multiples mots en un, ramène la métonymie à son fond de condensation et en souligne la valeur toujours métaphorique. Mais par là-même la métaphore ne se départit pas de juxtaposition : juxtaposition de lettres pour mixage de mots.
La « fermentation » [74] des mots dont parle Joyce fait éclore des bulles que chacun organise à sa façon. Va-t-on impliquer une signification comme lorsqu’on pique, pour un mot standard, une signification parmi d’autres au dictionnaire ? [75] Ou va-t-on se laisser porter par l’imbroglio du sens entre diverses significations ? Je pense que c’est affaire de Witz. L’objet-texte se prête à la plaisanterie qu’on y découvre afin que le trait d’esprit nous mette, lecteur, de plain-pied avec Joyce tel qu’on le souhaite. À chacun son Joyce, comme à chacun son Lacan : à devoir se fabriquer pour soi le texte du séminaire de Lacan depuis la sténographie, nul n’est tenu de répéter les simplifications du texte établi. À chacun son Joyce pour se laisser porter au-delà du texte vers des horizons emmêlés.
La taxinomie des significations reçues dont se charge le dictionnaire efface l’emmêlement des raisons portant le sens. Comme le dit Butor : « Si je réussis à redonner au mot la quasi-totalité de sa signification [disparate et dispersée dans les distinctions qu’effectue le dictionnaire entre toutes les acceptions reconnues], à rassembler dans mon emploi [je souligne, R.L.] ces sens en général exclusifs les uns des autres, je rends au langage sa cohérence effacée [...]; je me replace en leur noyau germinateur. » [76] C’est l’indécision de lalangue qui revient sur l’effaçon [77] dont se constitue la valeur prosaïque du discours. Réunir les incertitudes dans cet ensemble qui restitue aux mots et aux phrases ce qu’ils retiennent bien qu’effacés, « défface » [78] la cohérence abréviatrice des sens et retrouve ce que Lacan souligne au fond du langage, mais que recouvre la gangue volontariste de la conscience, soit un mode logique propre à l’inconscient où foisonnent la luxuriance et la luxure, l’animalité de l’homme : que le sens soit ab-sexe, quand le sexe est ab-sens. Se laisser porter par le vague et le flou de l’ab-sens dit le sexe inclus et fondu et effacé, nivelé par le langage, mais que lalangue restitue par sa jouissance.
C’est à voir, depuis l’indécision, comme la dissolution du sexe dans les rapports borroméens entre le(s) sens et les jouissances. Comme le dit Lacan dans Encore, rien de plus compact qu’une faille. La faille du sens compactifie les significations [79]. Et, comme il l’écrit dans son introduction à la publication de R.S.I. dans Ornicar ? [80], « les “catégories” du symbolique, de l’imaginaire et du réel [...] impliquent trois effets par leur nœud [...], ce sont effet de sens, effet de jouissance et effet… que j’ai dit de non-rapport à le spécifier de ce qui semble suggérer le plus l’idée de rapport, à savoir le sexuel ».
Or c’est la lettre qui autorise la contraction phonématique des mots-valise, construits comme le nœud borroméen à partir des points-nœud : le nœud se constitue de ses points (réduction des surfaces d’empan à un point : un point de rétrécissement par serrage de trois brins dans l’exemple princeps de Lacan qu’est le nœud borroméen à 3), comme la valise se constitue des mots. Au fond l’allitération conduit invinciblement au lit. Malgré l’anglicisme publicitaire de sex, sea and sun, c’est de son, sens et sexe qu’il s’agit là. Trois « s », valant sujet supposé savoir, supposition de savoir du sujet pris dans le sens quand le sexe renvoie le savoir au son. Sans sujet, sans lecteur, les mots sont bêtes à manger du son. Avec Joyce le pseudo-idéal de cohérence rencontre l’incohérence, une incohérence fondée de coordination, une cohérence dont résulte l’incoordination. Rêver le langage est-ce lalangue ? Mettre en scène le rêve d’un langage, qu’est-ce ? À mon avis, ce n’est déjà plus rêver.
Butor insiste cependant sur la déformation en ce qu’elle nécessite le standard, le rituel, l’usage habituel, le lieu commun. D’où la référence stylistique chez Joyce, le pastiche, le discours entendu mais autrement saisissable à partir de mots-valise qui ne font pas termes et qui détruisent l’habitude de la forme-sens du fait de l’indécision attachée à la figure vocale dans sa lectio. Quand Butor parle de « deux foyers de signification », sa référence à l’ellipse me ramène au huit intérieur de Lacan (deux « foyers » superposables). Mais surtout c’est le trope qui vient là : la densification des mots est elliptique, un mot vient remplacer une périphrase, des circonvolutions.
Si Joyce a fasciné aussi Lacan, c’est que le chiffrage du texte implique la position analytique de déchiffrement. Le lecteur donne le sens de sa lecture parmi tous ceux possibles. « L’extension-limite » de Butor (comme la limite dans la déformation dont parlait Saussure), si l’on en suit la réversion mœbienne, renvoie à l’intension – loin des facticités aliénantes [81], et subordonnées les unes aux autres, de Lacan, exactions des nécessités humaines, c’est l’intension qui compte, rétablissant en quelque sorte l’ordre de nécessité que chaque extension développe. Dans la phrase de Joyce, ce serait la contraction contre la taxinomie, contre la ségrégation, le rejet et la mort ; ou le discours global valant dans sa singularité plutôt que les positions particulières réunies par l’hypnose groupale ; ou encore la référence au Père, au processus primaire et à ses formations (rêve, lapsus, acte manqué, trait d’esprit) plutôt qu’au délire.
Chez Joyce, le contenu discursif a la structure du fondement littéral du discours. Les mêmes contractions, enchâssements, débordements, juxtapositions, etc., valent dans le récit comme dans la facture du texte. Aux mots sont adjoints les personnages composites.
De toute façon il s’agit de se désensabler les esgourdes, de laisser tomber sa gourderie et de se laisser aller à la duperie plus que duplice des mots. Ainsi H.C.E. est-il aussi Earwicker (mécheur d’oreille, éviter l’otite, et pourquoi pas yoyo?) et Perse O’Reilly (ici à entendre en français : perce-oreille). Probablement que dessus, dessous, à côté de lire, voire au travers (wick), c’est d’entendre qu’il s’agit. Ce qui se dit dans ce qui s’entend, au travers de ce qui se lit dans ce qui s’écrit, rénove renonciation.
Rien n’est pur, ET – comme le traducteur de Smullyan oppose les purs et les pires [82] – la pureté (de l’enfance ? puerity) va de pair avec la pourriture, l’empuantir.
Les figures de Finnegans Wake sont des personnages sur la scène -mais la scène du monde se restreint à sa mise en scène, à son décor (s’orner – sornette ? – est le propre de l’extension, mais aussi celui de la production subjective, pour Lacan : se parere se conjoint à se parare et à son montage extensionnel). Et le décor est celui du pub : le public, le commun est ici, avec le chœur. Dans une circulation asphérique.
2.5 – Ne pas le lire ou lire ne… pas…
2.5.1 – Rhétorique
À ne pas lire Joyce, le traduit-on ? Je reprends cette question. Avec Finnegans Wake n’y a-t-il que traduction et non pas lecture ? Au-delà de l’école, on lit inconsciemment, Saussure le souligne – impossible avec Joyce, ou bien la lecture s’arrête parce que l’inconscient est ailleurs. Qu’est-ce alors que cette conscientisation ? On ne traduit jamais que selon un choix de lecture. On donne un sens au texte -parfois distinct de celui-ci, même si indistinguable en apparence. Il n’y a qu’en anglais qu’on ne peut traduire Finnegans Wake.
L’ensemble du texte est réversif et mœbien. C’est là le littoral : faire dire/lire le ne – pas -, quand c’est ne pas lire qui s’impose. Et c’est ce que ce texte a d’intime.
Le travail du fleuve (la Liffey) est celui du langage. Entre la langue et le discours (féminins), une indécidable mise en mots s’organise, indécise quant à la multiplicité des sens. Lalangue et le langage suivent (masculins). Une même structure serpente entre et dans le langage, lalangue, les langues, les discours. Joyce est sûrement là en place masculine, de lalangue au langage ; le lecteur y est en place féminine, de la langue joycienne au discours.
Le réel de la langue joycienne est celui de la narration, des mots, de la syntaxe, du style. Pour que rien de ceux-ci ne soit une donnée, il faut bien les disjoindre de leur base commune. Pour cela, reprendre celle-ci – dans les mots, dans la syntaxe, et le style s’organise à la façon de…, en prise de distance avec des pièces « littéraires » bien connues et quotidiennes. Peut-être que Joyce nous est moins familier, puisque son quotidien s’est éloigné de nous. Le pastiche s’efface.
Mais en se libérant de la contrainte commune qu’exerce une langue sur une époque (et vice versa), ici l’anglais dublinois, Joyce s’en fournit d’autres. Je pense de même à Georges Perec, et d’abord à La vie, mode d’emploi, et à l’Oulipo, après Raymond Roussel (dont il n’est pas sûr que Comment j’ai écrit certains de mes livres ne soit pas lui-même mystifiant). Le joycien devient alors langue en lui-même. Toute la psychologie – et souvent très assurée – du roman vient de là. Je le dis en termes de logique tierce : la tentative de rendre accessible le non-rapport prélude à tout écrit et se donne comme visée de cette pratique, de cette tekhnè. Le littéral n’est pas lisible, mais le littoral rend possible la lecture.
Mais si, dans l’exercice de l’écriture, l’on en vient à suppléer au rapport sexuel (en tant qu’il n’est pas) par l’amour, cela ne s’obtient que par un changement de dimension, au sens d’un changement de registre. En effet, ce qu’on pouvait s’attendre à atteindre dans le registre de l’écriture elle-même passe en son contenu, au niveau imaginaire de l’histoire, du contenu et non plus de ce qu’on appelle là à tort la forme, parce que la forme n’est que celle du sens. Bien plutôt s’agit-il du style. Or il faut bien que cela s’échappe de ce style, si je puis dire : en revienne. H faut bien que l’amour se reformule depuis le style et émerge de l’histoire pour s’établir dans le style. Autrement dit, pour que la suppléance tienne, il faut bien que l’amour se réorganise depuis le style. Mais si l’auteur l’en évacue, il faut bien aussi qu’il en autorise par là-même le retour, et qu’il permette au lecteur de subir l’amour mystifié dans le style même de l’écrit, autrement dit il faut que tout en l’annulant (en apparence) de son style l’écrivain l’y ramène, mais sur ce mode particulier qu’il en laisse le soin au lecteur. C’est là une affaire rhétorique. Non pas qu’il incomberait au lecteur d’aimer à la place de l’auteur, mais il appartiendrait au lecteur de se mettre de lui-même en position d’être aimé, et d’être aimé de l’auteur, à la fois malgré celui-ci (et l’érotomanie est proche lorsqu’on « aime » un écrivain) et grâce à lui, puisque c’est lui qui en organise la rhétorique réversive sur le mode de l’amour courtois.
Ce n’est pourtant pas le savoir référentiel qui est ici aimé – qui se fait le contenu à aimer -, mais c’est le support lui-même, la concaténation signifiante, autrement dit le savoir textuel. C’est donc toujours, entre l’Ève-il (façon Joyce) et l’Adam(e), que l’aller-retour du sexe dans l’écrit s’organise comme fonction Père (signifiance fabriquant le signifiant); et il s’agit d’échapper à des impératifs restrictifs (en termes de densification de l’intension) au profit d’une extensivité expansive, malheureusement de peu d’intérêt (ou qui n’est a contrario qu’intérêt, i.e. plus value). L’intérêt de l’écrit est qu’on s’en serve pour aimer. Et, une fois de plus, cela s’appuie sur sa raison narcissique pour s’adresser à l’objet, autrement dit fait passer de la Verliebtheit, l’énamoration, à l’amour de l’objet. Rien que ça dans l’écrit, יוֹתֵר, comme on dit, c’est beaucoup.
Au fond Joyce laisse tomber le substantif (et donc le forclusif : le pas, le point, la goutte, la mie, le jamais…) au profit du discordantiel : THE זהו est toujours explétif, surnuméraire, présence d’un plus-de-jouir (Lustgewinn) toujours plaque tournante de la langue, nœud ferroviaire (Knotenpunkt) et point-nœud, point זהו, tel que le זהו poind l’indécidable au sein duquel coupe toute décision de signification.
2.5.2 – La littoralité chez Joyce
Mais en dehors de toute question de traduction, la facilité pour moi est de recourir au littoral explicite dans Joyce plutôt qu’à une analyse de son écriture comme en elle-même littorale. Ce serait là affaire de spécialistes dont je ne suis pas. Car dans ce diable d’écriture le littoral est immédiatement présent – et dans A.L.P. d’abord.
C’est que la scène (la Seine, puisque les noms de fleuves grèvent (le littoral est grève) l’ensemble des désignations, verbes compris) se jouerait très bien de part et d’autre du fleuve (je peux l’imaginer ainsi). Mais Joyce en réduit le littoral à un seul point de vue : la même berge. La structure littorale de double entrée des mots se double quoi qu’il en soit du dédoublement syntaxique des mots entre eux. L’éclaboussure des mots est leur double sens (double/dabbling). Façon de passer à trois, tentative tentatrice tierce depuis le deux (they threed to make out he tried to two). Et la dualité opère aussi dans la syntaxe et l’organisation des phrases (Look at the shirt of him ! Look at the dirt of it !), en plus du doublage des mots (steeping and stuping ; my wrists are wrusty). Le chiasme domine (la rive droite (Reeve Drughad) est sinistre et sinistrée quand la gauche (Reeve Gootch) est dans le droit [chemin]). Le dédoublement bégaie (his doubling stutter), double détente du discours et double entente, double façon d’entendre Dublin. Ici la dualité sexuelle est présente : Nora et James, Eve et Adam. Le palindrome opère même réduit à peu de chose (Who [...] yelled lep to her pail ? [83] …he dug good…delvan and duvlin). Une torsion joue ici (du twist à Tvisttown), instaurant le discordantiel entre discorde et concorde, en aval comme en amont (l’autre axe du littoral), le meilleur et le pire, les souhaits et les craintes (happy isthtmass). L’isthme fait double littoral. Et son chic et ses tics ? (And the eut of him ! And the strut of him !) De tous on passe à l’Un-seul (pail), seraient-ils noués de deux en un (spliced) ?
Façon de dire oui (wee), discordance du non. Le littoral a double sens : parler à rebours, oxymore (oxus), n’est pas assuré au tiers (third risk parties), mais bien présent comme littoral (inshored). Parler à rebours (calling bàkvandets) ; appelons plutôt une crue une crue (a spate a spate).
Mais de tout ça, à peine une infime partie passe et peut passer dans la traduction. Même Joyce n’y insistait pas. À croire que ce qui lui importait – et c’est « visible » en français, in fronça langua -, c’est la dérivation des mots, les associations, quite à remplacer une association (en anglo-quelque chose) par une association différente (en franco-quelque chose).
Joyce, c’est Anna Livia Plurabelle, « se balançant sur son fauteuil en osier, occupée à faire des mines, habillée seulement de ses bas, distillant une musique à en-tête de son papier à lettres cunéiformes, faisant semblant de déchiffrer l’énigme sur son violon dont elle jouait sans archet». Et le ton enfle – et les associations s’engouffrent, drammen and drommen (trêvant et tronflant), usking queasy quizzers...
Bien sûr qu’en français that mormon’s thames devient « mormon du temps » et mieux : « tamiser leurs pro-fonds ». Surtout : « un saut, un pas, et un bond dans le nul », là est le littoral. Hungerstriking : la grève est là, grève de la faim et crève de faim, all alone and holding doomsdag… Handsetl, hop, step and a deepend. L’ancêtre, le légat est condamné aux dépens, sinon aux galères.
Les portes étroites deviennent le sport à trois. La sexualité change. (You don’t make her a simp or sign to slip inside by the sullyport ?)
Le commentaire associatif s’arrête ici – je pourrai suivre Joyce plus loin. Nul intérêt pourtant sauf personnel. Chacun (même multiple) est renvoyé à son individual-ité.
Je finirai cependant sur « l’écriverain des deux rives » (brandnew bankside, bedamp), « une flancterge flambant neuf, pauvre de moite… »
Les fleuves poursuivent leur enfleuvement. Le doute émerge de nulle part et comme personne n’a trouvé [les sources] du Nihil… Défaire les nœuds féminiques et dyadiques ? Plutôt les laisser couler de source [84].
Twinjim : Joyce le dual, c’est Joyce le littoral. Shaun et Shem.
Joyce met l’intime à l’extérieur et rend l’extime accessible.
3 – Le littoral est l’intime du sujet
Comme en littérature, le littoral fait symptôme. C’est que le sujet apparaît n’être que le tenant-lieu du symptôme. Lacan fait effectivement du symptôme la prise en considération du nouage valant intension et dissous entre les cordes extensionnelles du nœud borroméen (passage du nœud à 3 au nœud à 4 : R, ס, I, ?). Aussi est-ce le clivage même fondant la structure subjective qui prend fonction littorale: opérant entre R, ס, I comme entre énonciation et énoncé, démenti et reconnaissance de la castration, d’un signifiant à l’autre, etc.
Au fond c’est la différence sexuelle qui se présente, dans la bisexualité, en tant que littorale : équivalence des positions masculine et féminine, ET, de ce fait, pas de rapport entre elles. Sous cet angle, le sexe littoral est bien ce qui constitue l’intimité de tout sujet. Nous retrouvons là la logique de Lacan étirée entre les conditions masculine et féminine de la structuration subjective. Du côté masculin: l’existentielle modale de la fonction paternelle (?x. ) contient, réduit l’extensivité universalisante du pour-tout-homme ( ?x.?x)du côté féminin : l’indécidable réduit les tiens entre l’interdit relatif au maternel () et la contingence du féminin (.?x). Cette partition n’est jamais que celle de la théorie des ensembles : l’univers supposé du discours (masculin) est tributaire d’une cause qui lui échappe (le Père) ; mais cet univers ne va pas sans un hors-univers, un hétéros féminin qui échappe à son emprise. Entre univers et hors univers opère la même littoralité intime que celle qui régit la différence des sexes. On conçoit que cette logique est affaire d’écriture. Le féminin est ainsi l’extimité de tout sujet se voulant comme tel nécessairement masculin – mais non sans hétéros.
Plus au fond encore, ce distinguo est celui qui existe entre le signifiant et la lettre, l’un n’existant pas sans l’autre. La sortie hors de l’extimité, pour intégrer l’intimité (paradoxalement : sortir de l’extérieur vers l’intérieur, les deux étant très relatifs) est affaire d’interprétation. Assurément, c’est de lecture qu’il s’agit. Aussi ce passage de l’extension à l’intension par voie de lecture (significantisation de la lettre) est-elle littorale en passant du support d’extimité qui consiste en la lettre à l’intimité signifiante du sujet. C’est qu’il n’y a rien d’intime que de la parole et que la lecture permet de vocaliser la structure de la lettre. Ainsi la lettre est-elle toujours littorale, entre l’écrit et la parole, quand la langue, conçue comme intime, ne se soutient que de la parole, y compris en ce qu’elle se fonde de la lettre qui l’objectalise.
Le littoral de la tierce personne le montre lors de la production d’un trait d’esprit entre non-rapport et rapport. Ainsi l’intime est-il fondamentalement le passage du non-rapport au rapport dans l’identification. Et la langue intime est-elle celle qui s’exprime dans les décalages successifs constitutifs du signifiant. En ses déterminations, la littoralité n’est constituée que de transpositions, Entstellungen. Et la logique intime intériorise le réel sous la forme du Witz, de décalage en distorsion au sein des mots eux-mêmes. Avec Saussure, opposons l’intime de la structure forme-sens à l’extime de la disjonction vocale, comme les deux rives d’un même fleuve, mais sans flot pour les séparer. De toute façon, tout symptôme est de la forme ternaire du Witz : l’agressivité pour l’objet qu’est le Père se mue en crainte à son égard. On peut le lire dans Inhibition, symptôme, angoisse, quand Freud évoque les symptômes phobiques de Hans ou de l’homme aux loups enfant. Cette littoralité du réel au symbolique opère sous cet angle entre deux modes primaires de littoralité. D’une part, la littoralité de l’agressivité du ou pour le Père, ET, d’autre part, celle de l’identification avec ce Père qui fait subir au sujet la position d’objet (que la fonction Père a quittée). Par la voie du littoral, la position identificatoire inclut toujours la relation d’objet. Freud ne dit rien d’autre dans Le moi et le ça.
Reprenons D’un Autre à l’autre pour juger des termes entre lesquels opère cette intimité littorale. Je le rappelle, l’intimité s’entend alors, comme le littoral, en tant qu’asphérique, discordantielle, fonctionnelle et se donnant comme clivage. Et comme l’objet est lui-même extime, la langue est à la fois intime et extime : de là sa littoralité.
C’est pourquoi elle rend compte dans son intimité de son ouverture sur l’extérieur : le signifiant de la jouissance s’y connecte asphériquement au lieu de l’Autre en tant que la jouissance en est « évacuée » (le terme est de Lacan). Ce signifiant, le phallus, a par là-même fonction de béance. Mais c’est l’objet qui vaut comme barre, lui-même évacué au champ de l’Autre comme inatteignable.
S’il fallait faire une nosologie de « ce trou dans l’Autre » en regard duquel opère l’Un-en-moins (dans l’Autre) phallique, je dirais que le névrosé fait avec ce trou (tant bien que mal), le pervers s’attache à la combler (en se faisant objet pour cet Autre), et que le psychose ne le reconnaît pas. Joyce ainsi assure une position névrotique à faire jouer la béance comme littorale entre deux rives dont il n’est pas nécessaire, bien au contraire, d’intégrer quel fleuve les sépare. En triturant la langue anglaise et l’emmêlant de toutes les autres (en nombre cependant limité à quelques dizaines), c’est la parole que met en place Joyce dans l’écrit. D’où cette allure de Witz infini – et tout autant cet abîme de la béance. Mais l’essentiel dans ce rapport à l’objet d’écriture que la lettre littorale implique reste de mettre en place « ce point de référence où la parole se pose comme vraie ». Assurément des reste thomistes s’imposent encore.
Et malgré cette raison paradoxale de la mise en jeu de l’intime dans l’écrit donné à lire dans tous les azimuts, l’en-je reste d’articuler, en une scène primitive constamment renouvelée, le phallus et l’Autre et, au travers d’eux, la castration de l’Autre() et l’image spéculaire du sujet (i(א)) dont la jonction se fait par l’objet – et ici la voix telle qu’elle s’insère dans l’écrit, reste de Witz poussé à l’évidence de l’inatteignable dont rend compte l’intraductible. Façon de faire bord à la béance phallique comme à la jouissance de l’Autre, chacune barrée du même objet qui matérialise la littoralité entre eux, et d’autant qu’il est imaginarisable (sein, fèces,voix regard…). Mais à rendre cet objet cryptique dans le jeu sur la lettre, Joyce retrouve la littoralité que l’objet tendait à masquer. Au lecteur de se rendre ou non à ce choix de l’objet, et de vocaliser ou non le texte de Joyce. De toute façon ce bord fait barre mais reste à savoir à quoi. Soit donc à faire semblant de passer outre l’inanité phallique du langage, soit à faire tout autant semblant de son insertion dans le décalage des mots. La censure américaine a reproché à Joyce cet exhibitionnisme de l’écriture intimisée (Ulysse) qu’elle a appelée pornographie. Gombrowicz en a retenu la leçon. Le décalage dans les mots est comme tel une façon de mettre en jeu réellement l’insaisissabilité de l’objet, y compris ramené au phallus.
La question pour Joyce est de supplémenter la faille de l’Autre par un procédé qui ne se fonde que de cette faille, ainsi maintenue au sein de ce qui cherche à en régler la donne. Sous cet angle le procédé est éminemment littoral et s’élève à la consistance du langage lui-même. Finnegans Wake est moins un roman (tout en l’étant) qu’un traité de la faille la faisant opérer sur elle-même de façon quadratique pour régler son ouverture en des termes qui lui sont hétérogènes.
Pas de jouissance phallique sans démontage interprétatif de la jouissance de l’Autre en tant qu’interdite, et trouée. À ce trou réel (car l’inaccessible de la jouissance de l’Autre la définit d’une absence dans le réel) répond un trou symbolique. De ce démontage, qui intéresse donc le sujet au premier chef afin que s’en définisse pour lui la jouissance phallique, dépend l’émergence de l’objet א, à la fois comme barre sur l’Autre, résultat de sa castration, et reste de l’impuissance subjective à saisir toute la chaîne signifiante pour en construire la jouissance de l’Autre.
Entre la parole et la voix opère le littoral de la fonction signifiante. Et rien du langage ne peut s’articuler (dans tous les sens de ce mot) qu’à partir de la voix, y compris dans la désarticulation-réarticulation que Joyce effectue. En s’en remettant au lecteur, non seulement Joyce se positionne comme l’Autre de celui-ci, mais il cherche à en obtenir un Autre-positionnement (pour traduire Entstellung), un décalage nécessaire à la parole entre sujet et Autre. Le lecteur est ainsi promu Autre du sujet Joyce, bien mieux que ses condisciples pour Dedalus ou sa femme pour Bloom, pour le cas un Autre assurément trompeur. Au lecteur, dès lors de vocaliser le texte de Joyce et, comme le dit Lacan, « il y a une jouissance dans cette remise à l’Autre [...] de la fonction de la voix ».
Dans Finnegans Wake, Joyce fait jouer au tiers lecteur l’objet voix diffracté dans les mots valant discours et constitués selon les indications de lalangue. Ainsi l’objet n’est-il pas simplement renvoyé au non-rapport, mais pris comme nécessaire à la dualité sujet-monde ou Autre, qui se passe là de toute simplification duelle pour cette identification, en assimilant, le non-rapport au rapport.