La jouissance et l’effet fractal
Pour commencer, il faut parler du littoral tel que Lacan l’expose dans litturaterre.
Le littoral n’est pas un bord, au sens où les deux matériaux qui se rencontrent n’ont justement pas de bord défini, mais un littoral c’est-à-dire un espace où ont lieu des phénomènes spécifiques d’interaction. Contrairement au bord, il n’y a pas moyen de s’extraire de ce lieu littoral, pour Lacan, entre les mots et la jouissance ; en même temps, il n’y a de jouissance que vue à partir des mots qu’elle excède, et les mots sans la jouissance sont dénués de sens.
Le littoral est un espace de frontière entre deux éléments qui ne sont pas de même nature. Entre l’eau et l’air ainsi, il y a un littoral, la surface de la mer ; mais cette surface, quand le regard part de la matière liquide qu’est l’eau, il voit un plafond translucide, mouvant que des rayons lumineux traversent pour iriser des couleurs de l’arc en ciel, certaines algues, certains poisons, dans une frange aux frontières variables à proximité de ce plafond ; plus près il y a des éclairs éblouissants, et plus loin cette lumière prend la nature d’une clarté diffuse plus moins verte, plus ou moins transparente, selon la composition de l’eau, jusqu’à disparaître dans un dégradé incroyablement long. L’obscurité est totale dans le fond de la mer à 1800 m de profondeur ! Au contraire, quand la surface de la mer est observée depuis l’air, elle devient une limite franche, que le regard ne traverse pas toujours, qui peut même devenir un miroir qui ne fait que réfléchir le monde de l’air. Et l’eau garde tous ces secrets. Quand cette mer est agitée par le vent, phénomène du monde de l’air causé par autre chose, elle nous donne des vagues et une espèce de mélange entre l’air et l’eau qu’est l’écume. Et les marins y lisent les caractéristiques du vent, parce que la surface de l’eau est comme une feuille de papier.
C’est un littoral, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de moyen de lire cette frontière sans être d’un côté ou de l’autre ! Ce que voit l’homme, ce qu’il peut savoir, dépend de son point de départ, son immersion dit-on en topologie. Evidemment grâce au langage, aux formalisations, aux concepts, il peut savoir que la lumière qui s’enfonce dans la mer, ou qui transforme sa surface en miroir, est la même. Mais ce n’est pas sa perception.
Dans le texte de Lituraterre, Lacan parle ainsi du littoral entre la langue, et la jouissance, à partir du littoral entre la terre et l’eau de la mer : tant de phénomènes à cette frontière, la brisure des vagues, les marées, l’étran cette portion de mer, recouvert deux fois par jour par les eaux, et qui laissent des rochers, des crustacées, des algues …. Il n’a pas encore pensé l’autre matière que le littoral porte en lui, et l’image qu’il utilise prend au pied de la lettre le terme de littoral, frontière entre la mer, (l’eau) et la terre. Il invente alors le mot la « la langue » pour parler de la langue comme matière. La « motérialité » tentera-t-il ailleurs ! Position toujours très difficile parce que l’on ne peut pas parler de la langue sans l’utiliser ; et l’on retrouve ici tous les phénomènes logiques dues à la récursivité.
Il faut rajouter à ce littoral l’effet fractal, soit le fait que justement ce bord, selon la distance où se situe le regard change ; Une fractale est la constitution d’une courbe qui se s’applique à elle-même. La plus simple est présentée par Von Khos et je vous en donne un exemple :
L’exemple classique concerne la côte de Bretagne et la définition de la longueur de la côte : d’un avion, le regard de l’homme repère la forme caractéristique de la Bretagne avec son cap en forme de croix, mais quand le regard est à hauteur d’homme, à peine voit-il la forme d’une baie, et de plus près encore l’eau vient mordre sur la terre selon de multiples anfractuosités qui allongent d’autant la longueur de la côte, et par l’intermédiaire d’un microscope, les anfractuosités deviennent encore plus petites .. jusqu’à l’infini. Cette longueur donc dépend du point de vue, de la distance qui sépare le regard de l’objet regardé. Un littoral est fractal, et il n’y a pas de troisième élément qui serait un bord.
On nomme cet effet fractal : une structure génératrice peut s’amplifier à l’infini. Dans le corps humain, les poumons obéissent dans leur structure alvéolaire à cette logique fractale. La longueur de la courbe limite est infinie, elle délimite cependant une surface finie. L’exemple physique le plus connu est le « flocon de neige » qui ouvre un infini, dans une taille qui reste la même !
Effectivement, dans le rapport à la jouissance, une séance a la même structure qu’une série de séances, qu’une cure entière, qu’une vie, qu’un destin … et qu’un moment. Cette logique est marquée dans la psychanalyse par le fantasme, comme structure fractale. Ainsi d’un goût pour le sacrifice qui se retrouve dans les histoires d’amour d’une jeune femme, comme dans son lien au travail, comme dans son altercation avec le contrôleur du métro, comme dans la cure. Freud l’avait nommé « répétition ». Peut-être que du symptôme hystérique à la complaisance psychosomatique ou même à certains tics voire certaines habitudes, il n’y a qu’une différence de distance à cette structure fractale. C’est à l’aune du sujet et de la problématique de son unité (de la distance que le Moi a prise pour la fonder) qu’il faut lire la forme du symptôme, trace de son habitat de la langue.
Enfin, une troisième notion qui vient rendre compte de la jouissance : le continu, la jouissance est continue, elle est le lieu de l’indifférenciation, alors que l’autre élément du littoral, la langue, est un ensemble discret ; discret et continu sont des notions issues de la topologie générale des ensembles
Est continu est un ensemble dont les éléments ne sont pas séparés les uns des autres, et discrets le contraire ; la jouissance est continue et les mots sont discrets. Dans cette optique le discours mathématisé de la science pousse à l’extrême cette rigueur de la différenciation. Il y a un littoral entre la lalangue fondée sur la pertinence et la discrétion et la jouissance comme continue, et nous ne pouvons nous extraire de ce littoral.
Pour Lacan, évidemment le corps est le lieu de la jouissance nécessaire, en un certain sens, pour que les mots signifient quelque chose. « Trop de sensations, écrivait Birger Selin, pour justifier sa difficulté à parler »… Des mots qu’on répète qui ne veulent rien dire … ceux sont des phénomènes du littoral, entre l’indifférenciation de la jouissance, ça nous intéresse puisque ça traverse notre corps, mais qu’est que c’est ? Si les mots pour le dire manquent ? Quand on prend les mots du côté de la jouissance, ils ne vont pas, ils ratent à dire, ne peuvent tout dire … mais si on regarde la matière du côté des mots, est –ce plaisir ou douleur ? Pourquoi ces bascules d’un extrême à l’autre ?
On pourrait résumer cette problématique autour de la question « comment naît le sens ? » Ce n’est pas si simple d’une langue à l’autre, par exemple. On a tous connu ses moments de difficulté dans le lien avec les gens qui ne parlent pas la même langue : je me souviens d’une soirée, où nous recevions un ami colombien. On a voulu lui parler des lamas. Il ne comprenait pas, pourtant on l’a répété cent fois. Et on est passé par Tintin pour se faire comprendre, et alors il a prononcé le mot lama, avec un premier « a », long et accentué… ce que nous ne faisions pas, et qui ne lui permettait pas de reconnaitre le mot. Le français ne différencie pas le a long et le a bref, et surtout n’a pas d’accent de mot. Le sens ne se mettait pas en place,
Et dès qu’on parle de « sens », on est dans le lien avec la jouissance … « jouis- sens » Lacan fera le jeu de mots ……. Ce lien est un littoral, et il est fractal, solidifié par quelques lettres. Faktisk, la lettre, dans sa matérialité de pertinence et d’écriture, arrête cette mouvance. Et la fixe pour un sujet, sur son nom, comme « unité » dont la structure fractale va assurer le changement dans une forme ; c’est le signifiant comme lettre qui délimite le « 1 » l’unité de ce lieu de mouvances et d’indifférenciation.
Armé de ces trois notions, je voudrais parler du livre de Siri Hustvedt, « la femme qui tremble » (Actes sud), pour travailler l’importance de ces concepts avec un « bout » de clinique qui, en quelque sorte, est déjà public. Je ne transgresse pas « le secret de la cure ».
Ainsi Siri Hustvedt « je sentais le tremblement mais il m’était impossible de l’identifier comme quoique ce fut (p133). J’ai choisi ce livre parce que, dans un certain sens, elle développe sur trois cent pages ce lieu du littoral entre les mots et la jouissance, comme une sorte de documentaire, entre ces expériences, ces questions, ces souvenirs, ces examens médicaux divers et variés, les hypothèses de migraine, des « nerfs », la sensibilité aux couleurs, les hypothèses médicales d’épilepsie temporale, … les médicaments… la répétition, l’émergence et les occurrences de la répétition du symptôme.
Siri Hustvedt est une écrivaine déjà quand elle développe un symptôme de « tremblement » de tout le bas du corps, et elle nous livre toutes ses démarches auprès des médecins, des psys divers … dans une posture ouverte et hors idéologie. Et s’y lit l’infini du fractal.
Voilà le récit de la survenue du symptôme : « J’ai de nouveau pris la parole en l’honneur de mon père. revenue dans ma ville natale, je me tenais debout. juste à côté du vieux bâtiment qui abritait le département de norvégien où mon père avait enseigné pendant près de quarante ans. .. Je me lançais dans ma première phrase et fus prise de tremblements violents, à partir du cou ; mes bras battaient l’air, mes genoux s’entrechoquaient. Je tremblais comme en proie à une attaque, étrangement ma voix n’en était pas affectée. … quand j’eux finis de parler le tremblement s’arrêtât. (p12.13)
………. Et elle n’est pas lacanienne, donc le concept de jouissance apparait en creux, comme manquant. Ce manque m’a semblé une bonne manière d’aborder cet effet fractal de la jouissance. Il est en quelque sorte remplacé par le Moi, et les identifications, et du coup, provoque toutes une série d’apories qui montre le lieu de la jouissance.
Ce livre témoigne ainsi de ce littoral où au fond le bord se cherche toujours. Il donne une idée de l’infini de cette différence qui semble à chaque page reculer, de ce travail entre le corps, et ses affects dit-elle, émotions et expériences et les mots pour le dire.
Ainsi de cette longue citation (p137/38) : « Je fais aussi de fortes réactions sensorielles aux couleurs et à la lumière. Par exemple, au cours d’un voyage en Islande, j’étais dans un bus et je regardais par la fenêtre cet extraordinaire paysage sans arbres, quand nous passâmes à côté d’un lac qui avait une couleur inhabituelle. Son eau était bleu-vert et d’une pâleur glaciale! La couleur m’agressa à la façon d’un choc, lequel me parcourut le corps entier et je me retrouvai en train d’y résister, de fermer les yeux, d’agiter les mains dans l`effort d’expulser de mon corps cette teinté intolérable. Ma compagne de voyage, qui était assise à côté de moi, me demanda ce qui n’allait pas. “Je ne peux pas supporter cette couleur, elle me fait mal”, lui répondis-je. Elle fut surprise, c’est bien compréhensible. La plupart des gens ne se sentent pas agressés par les couleurs. Des lumières de différentes sortes provoquent en moi des émotions distinctes : douceur du soleil de l’après-midi à travers une fenêtre, caractère irritant des rues mal éclairées, cruauté du fluorescent. Comme le rapporte Louria, S. disait que, quand il se trouvait dans un tramway, il sentait dans ses dents son fracas métallique. Les bruits affectent souvent mes dents. Un bruit les heurte, ou les brûle, ou vibre dans mes gencives. C’est peut-être normal. Je ne sais pas. Si je regarde trop de tableaux (et j’adore les tableaux), je suis prise de vertige et de nausées. Cette affection aussi a un nom : le syndrome de Stendhal, lequel, chez moi du moins, est lié à la migraine et susceptible d’évoluer en migraine caractérisée.
On peut se demander pourquoi ce mal – ou, plutôt, cet état – n’a été identifié que récemment. La réponse se trouve en partie dans les neurones miroirs. Il existe une théorie selon laquelle, chez des gens comme moi, ils seraient hyperactifs. Sans la découverte de Gallese, Rizzolatti et leurs collègues, et les recherches qui en ont découle, ma version de la synesthésie serait sans doute restée non identifiée dans l’univers de la science pure, un état psychologique dépourvu de concomitance organique. Les neurobiologistes l’auraient considérée avec scepticisme (ainsi qu’ils considéraient toutes les formes de la synesthésie, jusqu’ã ce qu’il devint évident qu’on pouvait comprendre celle-ci comme une fonction des processus génétiques et neuraux) ou l’auraient simplement ignorée en tant que sujet dépassant leurs compétences. Sans une hypothèse biologiquement plausible, une étude est impossible. »
De l’impossibilité de l’étude, les chercheurs passent au scepticisme quant ’à la réalité de l’affection ! Et qu’elle est la réalité de neurones miroirs « hyperactifs » ; il me semble que se démontre ainsi comment, la présence même d’un trou dans el savoir, même reconnu, s’irradie tout de suite de « jugements moraux », où scepticisme rime avec « mépris ». Comme une nécessité, il nous faut du « sens » pour penser ce trou : jouissance ». Ce scepticisme est un témoin du littoral, de l’impossibilité de tenir une frontière, parce que, dans ce champ, on ne sort pas de l’orientation. Ceci dit, reconnaitre l’absence de la frontière comme telle et ne pas laisser la jouissance (le sens) envahir cet espace, demande un véritable travail psychique de « soustraction » ; En général, les vrais chercheurs y arrivent tout à fait, mas pas si souvent les idéologues.
Maintenant, les concepts lacaniens me semblent briller ainsi par leur absence, ni jouissance, ni a fortiori « littoral ». Et « pas de transfert », de lien à l’Autre comme lieu d’une reconnaissance du poids des mots ; Elle reste prisonnière de la « conscience du Moi » et du savoir inconscient comme « objectif », au sens d’un objet de maitrise du Moi. Elle en vient à dire ainsi (p217) : « Je sens que j’en ai un, un moi, mais pourquoi ? S’agit-il de tout ce qui se trouve à l’intérieur des limites de mon corps ? Pas Vraiment, lorsque je tremblais, je n’avais pas l’impression que c’était moi qui tremblait. Voilà le problème ? Quand est-elle advenue cette absence du moi ? Je ne m’en souviens pas, mais je sais que le secret joue un rôle la dedans. »
Pourtant, au fil du livre, ces souvenirs s’établissent selon des fils associatifs. Pas de transfert, c’est-à-dire d’un Autre qui atteste le sens, on voit ainsi comment le « sens » reste en suspens, et n’ouvre qu’à une question de plus ! Ainsi d’un lapsus qu’elle fait au moment où elle doit « passer un IRM » (p 197) ! Sur les papiers de l’assurance, elle pose comme adresse, non pas son adresse actuelle, mais l’adresse de son enfance, « Northfield » qui veut dire « champ du nord » et vous vous souvenez de l’importance du norvégien. D’ailleurs, elle en parle, « j’ai mes origines en Scandinavie, …ou on accorde une grande importance au stoïcisme. Nager dans l’eau glacée est considérée comme admirable. » Mais pas de lien avec le symptôme ! C’est-à-dire l’émergence de l’importance du « norvégien » dans son rapport à ses identifications ; Il y a bien la Norvège, mais pas de lien avec la langue norvégienne, pourtant « Siris » se traduit du norvégien par « grillon » dont on sait qu’il s’exprime (fait du bruit) avec le frottement de ses ailles. Et chaque fois qu’elle décrit son symptôme, ses bras battent comme des ailes. Et le mot « huse » se traduit par maison. Toujours quand elle décrit son symptôme, elle décrit aussi el « bâtiment » et les maisons, où il a lieu. … ;
Mais ces découvertes sont données dans leur tranchant objectif de mémoire, même si elle démontre qu’elle est reconstruite. Ainsi d’un long développement pour rendre compte du fait qu’un de ces souvenirs d’enfance a été reconstruit dans une « autre » maison … un lacanien entendrait « ce n’est pas la bonne « huse » (de Hustvedt, que je pourrais traduire « près de la maison »)
Mais surtout, et c’est ainsi que je compte démontrai l’utilisation de cette notion de fractal, ces souvenirs sont élaborés « hors transfert », en dehors de la structure fractale de la jouissance qu’assure la cure, et son dispositif de parole. Voilà j’espère avoir montré à travers ce livre, ce lieu du littoral que Siri Hustvedt déploie avec le concept de moi, et une théorie des affects qui semble cerner la manière dont la jouissance traverse le corps pour donner matière à la lalangue.
Dans la discussion Nicole François a rappelé la notion de « savoir sur le symptôme » qui m’a semblé très juste : Siri Hustvedt semble dans une position de déni de son propre savoir.