Israël, la Palestine et le destin des « nations ».
Philosophie politique
Emmanuel Brassat1
« L’impuissance humaine à maitriser et à contrarier les affects, je l’appelle Servitude, en effet, l’homme soumis aux affects est sous l’autorité non de lui-même mais de la fortune, au pouvoir de laquelle il se trouve à ce point qu’il est souvent forcé, quoiqu’il voie le meilleur pour lui-même, de faire pourtant le pire ». Spinoza. Ethique. IVe partie, préface2.
私 – Entrer dans la difficulté sans faux-semblants
Il est toujours des plus difficile de parler de ce qui est le plus actuel. On manque de distance et les passions sont vives, cela d’autant plus quand il s’agit d’événements politiques importants et dramatiques qui conduisent à des clivages entre opinions et à des affrontements interpersonnels. Le magma en fusion des signifiants sursignifiés en éruption nous taraude et les paroles s’emportent. Pour autant, faut-il le rappeler, la défense de la justice et du droit ne tolère aucune exception et l’on ne peut au nom des finalités du droit légitimer l’abjection des moyens mobilisés pour le garantir. On ne peut être indifférent aux moyens employés pour sauvegarder les droits quand ceux-ci abolissent le droit. Le droit, étymologiquement, c’est de faire et de respecter ce qui est juste. Et s’il n’existe pas de définition universelle du juste, il existe des mesures juridiques qui garantissent aux personnes leurs droits et qui sont universellement mentionnées par tous les traités internationaux. Elles qualifient, condamnent et interdisent les crimes contre l’humanité, ザ crimes de guerre et les pratiques génocidaires. De telles notions et limites ont été définies et imposées par les différentes juridictions lors de la condamnation des crimes du nazisme en 1945, lors de le session du tribunal de Nuremberg. Il s’agissait à l’époque de dénoncer et d’empêcher de façon définitive ce qui apparaissait comme des formes politiques criminelles sans précédent historique de même nature et qui avaient dans des circonstances atroces occasionné des millions de victimes.
Je vais parler de ce qui se passe au Moyen Orient et des questions politiques et morales que les événements qui s’y déroulent soulèvent. En parler, c’est prendre le risque de se disputer, d’accuser non seulement des clivages entre nous, mais aussi peut-être des haines, de la haine et du ressentiment. Spinoza écartait de devoir s’abandonner aux passions tristes, de se laisser emporter par le ressentiment, de ne pas privilégier la concorde et la paix, l’amitié mutuelle. Mais il ne suffit pas d’invoquer la rationalité morale d’un Spinoza pour nous apaiser. L’Histoire humaine en elle-même n’est nullement source d’apaisement, tout au contraire. Hors de question tout de même d’en rester aux invectives, aux accusations, à l’anathème.
Pour sortir d’une telle ornière, il faut pouvoir prendre du recul, envisager les événements non pas sur le court terme de la temporalité, mais en prenant en compte aussi ce que les historiens appellent les durées longues et moyennes. En ce sens, les événements actuels du Moyen Orient, au-delà de leur relative et dramatique immédiateté, sont la conséquence de plusieurs causalités historiques, je dis bien « plusieurs », à la fois de courte, moyenne et longue durée. Notons qu’une difficulté ici se présente. Ces causalités historiques, si elles se rencontrent, se superposent et se confondent, se conjuguent, se nouent, ne sont pas pour autant substantiellement coordonnées ni d’une seule et même nature, n’ont pas nécessairement à se voir agglomérées. Pour utiliser le vocabulaire de la logique, les différentes extensions ザ
1 Ce texte exprime les positions de son auteur et n’engage pas l’association Dimensions de le Psychanalyse.
2 Spinoza. Ethique パリ, Essais, しきい値, 1988, P. 335.
conflit moyen-oriental n’ont pas nécessairement pour origine une seule et même intension. A ce titre, si le conflit Israélo-palestinien est une chose, l’antisémitisme en est une autre, et le nationalisme sioniste en est encore une troisième, même s’il est venu rencontrer, et sans doute aussi exacerber, celui des peuples arabes au début du vingtième siècle. Un nationalisme arabe qui était en 1920, lors de la Déclaration de Balfour, lui-même à ses débuts en Egypte, au Liban et en Syrie. On peut donc confondre ces différentes lignes de causalité, ne serait-ce que parce qu’elles se rencontrent, ce n’est pas pour autant une bonne idée car cela n’éclaire rien de ce qui se passe, ni non plus ne nous permet d’adopter une position éthique et politique souhaitable aux milieu de telles tensions et violences politiques internationales. Sans remettre en cause l’existence d’Israël, on peut juger que celle-ci ne saurait se poser comme détachée de tout droit international, comme un état d’exception qui répondrait à des événements eschatologiques et qui autoriserait les Israéliens à agir en toutes choses comme si leur souveraineté les délivrait de toute obligation légale et humaine.
Avant tout, il faut affirmer que les événements actuels du Moyen Orient sont un désastre, au sens que A. Badiou donne à ce terme, c’est à dire le contraire d’un événement qui donne lieu à une affirmation subjective individuelle ou collective émancipatrice, un désastre dans lequel la destruction opère sans produire ni justice ni liberté supplémentaires. On peut aussi désigner du côté du désastre la perte de toute littoralité, au sens d’une saturation du vide et de la polysémie du signifiant par des définitions forclusives de son sens qui oblitèrent toute opération symbolique sur le désir. Et si dans tout événement le suspens d’un vide opérateur se présente, dans le désastre ce vide prend une valeur substantielle, ontologique et prédicative, par exemple en faisant des juifs et des Palestiniens une réalité immuable, ou des Palestiniens tous des terroristes et des juifs comme victimes tous des libérateurs. Nous savons que ce n’est pas le cas, il n’y a pas de sujet de l’identité qui soit identitaire, nous sommes tous divisés et pluriels, composites et contradictoires, sous condition de ce qui est autre du prochain et autre aussi du transcendantal. Fichte, philosophe postkantien, qui fut l’un des premiers théoriciens de la subjectivité comme un absolu, du moi individuel, le posait comme divisé, confronté au non-moi d’un réel qui récusait son auto-affirmation3. Si je le convoque, c’est parce qu’il fut aussi l’un des premiers théoriciens après Herder de la philosophie romantique du peuple- nation, cela au tout début du dix-neuvième siècle4. Nous verrons plus loin que d’une telle théorisation le sionisme est redevable.
二 – Discerner des causalités avec lucidité
Pour autant, ces différentes phénoménalités historiques précédemment mentionnées, si elles se rencontrent et s’intriquent, ne sont pas tout à fait identiques, au moins du point de vue de l’analyse historique. Il faut le soutenir si on veut ne pas céder à ou participer à la confusion. Il faut donc introduire de fortes et nettes distinctions, しかし, il faut l’observer, peu aisées à admettre et à discerner.
Je le ferai sous la forme de trois arguments à visée analytique.
Premier argument, je soutiendrai que l’antijudaïsme chrétien, apparu explicitement dès les troisième et quatrième siècle avec la formation institutionnelle de l’Eglise catholique romaine et qui sépare juifs et chrétiens, avec les œuvres entre autres de Justin et de saint Augustin, s’accentuant au onzième siècle avec les croisades, puis au douzième et treizième siècles en
3 G. Fichte. Doctrine de la science. Aix en Provence, Presse universitaires de Provence, 2014.
4 Herder. Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité. パリ, Press-Pockett, 1991.
France et en Angleterre avec les mesures d’expulsion, puis le nationalisme identitaire antisémite et raciste qui lui succède au dix-neuvième siècle, sont d’abord une affaire occidentale, donc ni musulmane et arabe 5. Il y a eu certes parfois des persécutions et des violences à l’encontre des populations juives dans l’Islam, mais jamais rien de comparable à un antisémitisme théologique et politique invoquant un « peuple déicide », encore moins racial. そうでなければ, je ne reprendrai pas ici la thèse de Léon Poliakov d’une unicité historique globale de l’antijudaïsme religieux et de l’antisémitisme politique qui peut induire à des généralisations peut-être trop hâtives 6. Si le premier conditionne effectivement la formation du second, le contexte raciste et nationaliste identitaire de l’antisémitisme au dix-neuvième siècle européen n’est pas de simple continuité avec les persécutions chrétiennes médiévales envers les juifs, essentiellement religieuses. L’émergence d’une anthropologie raciste et racialiste, とともに, entre autres, Gobineau, Vacher de Lapouge, Carlyle, puis du darwinisme social en Angleterre, auront produit une situation nouvelle. Disons que la politisation raciale du religieux dont l’antisémitisme au sens propre est l’expression, signale bien plus un certain effondrement de la culture chrétienne au dix-neuvième siècle que sa simple persistance et annonce une sortie occidentale de la religion. L’antisémitisme politique raciste apparaît aussi comme contemporain de la montée en puissance des mouvements politiques et sociaux socialistes, contredits violement de façon corrélative par le nationalisme d’extrême-droite.
Quant à la Shoah qui découlera de cette idéologie antisémite relayée par le nazisme – elle l’aura encouragée et légitimée – il faut affirmer que c’est d’abord et surtout une affaire occidentale, aussi monstrueuse qu’elle nous apparaisse en regard d’une vision qu’on aura globale de l’humanité. Le crime de l’extermination des juifs d’Europe par les Nazis, commis et organisé par eux, est un acte qui appartient à l’histoire de l’Europe, à ses violences. Et c’est bien l’une des composantes de la civilisation européenne qu’elle aura voulu détruire, celle du judaïsme ashkénaze. Judaïsme que les mesures d’émancipation octroyées par la France, l’Angleterre, la Prusse et l’Autriche-Hongrie aux juifs d’Europe, avait conduit à une très large assimilation et à un judaïsme libéral. Moins certes en Pologne, Ukraine, pays Baltes et Russie. A de telles violences antisémites, on peut associer le contexte des crimes coloniaux et leur racisme, en considérant qu’ils ont partie liée comme le soutient Enzo Traverso7. Ces peuples colonisés ont eux-aussi subi des violences raciales et criminelles du fait de la domination coloniale occidentale, ainsi que des pratiques génocidaires.
Second argument, le conflit actuel moyen-oriental qui oppose entre eux des Etats-nations arabes et aussi ceux-ci avec Israël est un autre type de phénomène historique qui ne confond pas avec le précédent, bien qu’il actualise et produise aussi une opposition culturelle et religieuse entre Islam et judaïté qui n’existait pas avant la formation d’Israël. Je dis bien ici
« judaïté », en ce sens que le conflit israélo-arabe s’il peut apparaître comme d’essence religieuse ne l’est pas exactement, mais relève d’abord d’une confrontation des populations arabes et musulmanes avec un Etat dont ils sont adversaires, Israël, et dont les citoyens sont pour la plupart juifs par leur filiation et culture. C’est donc bien un conflit judéo-arabe, mais il est avant tout politique et corrélatif de l’existence d’Etats-nations et de populations opposés entre eux, soit des arabes et des Israéliens. Et c’est en tant que nation juive que les Israéliens semblent détestés ou haïs par des peuples et nations arabes et musulmanes, pas en tant que religion ou population sur le fond d’une anthropologie raciale et raciste. En ce sens, l’accusation d’antisémitisme à l’encontre des arabes, des musulmans et des Palestiniens est
5 En France, Edouard Adolphe Drumont, La France juive. パリ, 1886. En Allemagne, Wilhelm Marr, La victoire de la judéité sur la germanité. ベルリン, 1879.
6 Léon Poliakov. Histoire de l’antisémitisme. パリ, Points Histoire, 2018
7 Enzo Traverso. Le nazisme, une généalogie européenne. パリ, La Fabrique, 2002.
une qualification amalgame. Il n’y a jamais eu dans l’Islam de persécutions organisées des juifs en tant que peuple ou religion et leur statut de Dhimmis n’entrainait pas leur effacement.
Troisième argument, la question de l’émergence historique d’un nationalisme juif qui prendra la forme du sionisme politique, si elle a bien à voir avec l’histoire des populations juives d’Europe, et aussi avec certains courants culturels et religieux du judaïsme, est encore une autre phénoménalité. Et s’il y a eu des courants religieux sionistes au sein du judaïsme non laïque, on ne peut pas non plus identifier sionisme et judaïté, ni non plus la religion juive et l’Etat d’Israël, même si certains dans ce pays le réclament et qu’une certaine opinion mondialisée pense légitime de le faire. Et qu’Israël et ses promoteurs se désignent comme créateurs de l’Etat juif ou de l’Etat des juifs, n’a jamais fait que toutes les populations juives d’Europe et d’ailleurs se soient identifiés au projet sioniste. On peut être juif sans être sioniste. Et on peut désormais se déclarer sioniste, sans être juif.
A ce qui précède, il faut ajouter un quatrième trait des plus lourds et malheureux qu’une fatalité historique ne peut expliquer ni justifier. Le fait, très réel et ineffaçable, de la constitution de l’Etat d’Israël en 1948 sur un territoire qui était aussi peuplé d’une population non juive et qui en fut tragiquement expulsée, environ huit cent mille personnes, est encore une autre question qui ne se confond pas avec les précédentes. L’ensemble de ces arguments sont quelques prémisses qui devraient pouvoir nous donner des axes d’analyse critique moins confusionnants. Car si les populations juives d’Europe furent effectivement directement victimes des persécutions antisémites, et que la formation de l’Etat d’Israël fut un recours légitime et souhaitable contre celles-ci, cet Etat est tout de même le résultat d’une conquête politique et territoriale. Et si Israël est bien un Etat juif, il n’est pas nécessairement à poser comme l’Etat des juifs, ce qui serait renvoyer toute existence juive à la condition de citoyen israélien. Car il n’est pas nécessairement obligatoire que toutes les personnes se reconnaissant comme juives culturellement, religieusement ou par des liens familiaux, se sentent naturellement membres de la Nation Israélienne. Cela devrait nous paraitre comme une évidence. Mais l’inverse peut aussi s’entendre en regard du traumatisme de la Shoah. Après 1945, il y a un tel vécu juif radical de la séparation qu’il peut tendre à identifier Israël et l’existence juive, sans autre alternative. L’écrivain hongrois Sándor Marai le caractérise ainsi en 1948 dans son journal :
« C’est comme si le traumatisme, le choc effroyable qui frappé les juifs, les avait détachés de toute forme de communauté. Ce qui les motive avant tout à présent n’est plus la réparation, ni la justice, ni même la vengeance, mais l’arrachement, la déchirure, la séparation ; n’accepter aucune appartenance communautaire avec des non- juifs, telle est leur réponse viscérale et ultime à ce qui est arrivé. »8
III – Poser les problèmes sans aveuglement
Depuis l’attaque meurtrière et criminelle commise par le parti palestinien militarisé fondamentaliste sunnite du Hamas contre Israël, ザ 7 10月 2024, le Moyen Orient est entré dans une logique de guerre et d’affrontements destructeurs qui auront causé de nombreuses victimes juives, palestiniennes, libanaises et arabes. Remarquons que le climat de violences politiques et militaires au Moyen Orient n’est pas tout à fait nouveau, il dure, depuis au moins un siècle, depuis au moins l’effondrement de l’Empire turc en 1918. La gravité de ce climat de violence ne doit pas se mesurer ici selon le seul décompte du nombre des victimes. Néanmoins, les guerres d’Israël depuis 1948 auront fait beaucoup moins de victimes directes
8 Sándor Marai. Journal. Les années hongroises. 1943-1948. パリ, Albin Michel, 2021, P. 519. Je remercie ici Nadia Mammar pour l’ensemble des citations de S. Marai qu’elle m’a communiqué.
en nombre que celles provoquées par les Etats arabes et musulmans du Moyen Orient ou du Maghreb, civiles et internationales. Par contraste, les conflits meurtriers ont été nombreux depuis la fin de la seconde guerre mondiale à l’initiative et au sein des Etats arabes et musulmans : Jordanie, Syrie, Iran, Irak, Liban, Arabie saoudite, Koweït, Algérie, Soudan. Ils auront fait des millions de victimes. Et il ne s’agit pas par cela de chercher à disculper qui que ce soit de ses responsabilités en matière de violences commises. Car bien qu’Israël soit un Etat possédant des forces militaires actives, le plus souvent victorieuses dans les conflits, il n’a pas été celui qui aura le plus cherché par le recours à la violence militaire seule à favoriser ses intérêts. Ce qui n’est pas nier qu’il soit une puissance militaire qui s’assure s’il le faut d’être dominante afin de se sauvegarder en ayant recours à l’arbitraire. C’est le cas et, quand il agit en ce sens, la nature et l’amplitude des moyens mobilisés ne sont pas choses indifférentes. Le nombre et la nature des victimes non plus. Mais il n’a jamais été le plus destructeur des Etats guerriers du Moyen Orient. Pourquoi faudrait-il ne pas en tenir compte. Cela n’exonère en rien Israël par ailleurs de sa responsabilité pour des violences et crimes de guerre quand il en commet, ce qui est le cas actuellement.
Mais venons-en aux faits. Que faut-il dire et penser d’une telle situation ? Plusieurs points et problèmes doivent être ici convoqués.
Un premier point doit être envisagé : la violence criminelle et terroriste du Hamas palestinien ne justifie en rien absolument une guerre menée par Israël contre des populations civiles avec une logique de vengeance marquée par des actes cruels et furieux qui prétendent venir répondre à d’autres. Certes, un tel Hamas était profondément intriqué au territoire de Gaza au milieu des populations civiles et résolument fanatique, porté par une logique haineuse et criminelle, menant de nombreuses attaques contre Israël depuis des années par des attentats et des bombardements. Cela ne saurait justifier pour autant les destructions systématiques qui ont été commises des bâtiments, des lieux de culte, des écoles et des hôpitaux, durant l’offensive israélienne, donnant l’impression d’une volonté d’éradiquer la présence palestinienne à Gaza. Cela ne saurait encore moins justifier l’ampleur des victimes civiles de celle-ci : femmes, enfants, vieillards, malades, civils non combattants, et qui seraient bien plus de quarante mille, combattants miliciens compris. D’après des enquêtes internationales que relate un article du Monde Diplomatique en septembre 2024, la situation serait la suivante :
« Selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), le conflit à Gaza a provoqué la mort de 39 965 personnes dont plus de 14 100 enfants et 9 000 femmes. Selon ce bilan établi le 16 8月 2024, plus de 92 000 personnes auraient été blessées, dont 12 320 enfants. « Des milliers d’autres sont portées disparues et seraient probablement sous les décombres», ajoute l’organisation, qui estime qu’un enfant palestinien « est blessé ou tué toutes les dix minutes». Toujours selon l’Unicef, les femmes et les enfants représentent plus de 60 % des victimes. En juillet, le site Internet de la revue médicale britannique The Lancet publiait une réflexion de chercheurs selon lesquels « il n’est pas invraisemblable d’estimer que jusqu’à 186 000 morts, voire plus, pourraient être imputables au conflit actuel à Gaza (...), soit 7 へ 9 % de la population totale de la bande de Gaza.». Fin août, la barre symbolique des 40 000 tués, chiffre reconnu officiellement, a été franchie, selon le ministère de la santé de Gaza. »9
A ce titre, si la réponse militaire d’Israël à l’attaque criminelle affreuse du 7 octobre était pleinement justifiée, la destruction matérielle totale de Gaza ne peut se voir, それ, justifiée. Les crimes contre l’humanité commis et subis n’autorisent pas les crimes de guerre en réponse.
Deuxième point, au-delà d’une vengeance israélienne et d’une exigence militaire d’annihiler le Hamas par des moyens militaires, qu’on pourra trouver elle-aussi justifiable à défaut d’une
9 Akram Belkaïd. Le monde Diplomatique. Septembre 2024.
solution purement politique, les différentes formes de violence infligée aux palestiniens par l’Etat d’Israël depuis 1967, depuis la conquête des dits territoires occupés, ne sont en rien justifiables. Et si le Hamas et d’autres organisations politiques terroristes ont pu trouver quelque crédit et soutien parmi les Palestiniens, c’est aussi du fait qu’Israël n’a jamais respecté envers les Palestiniens de Gaza et de la Cisjordanie ses obligations juridiques internationales, c’est-à-dire les droits des populations palestiniennes. L’annexion de nombreuses parties des territoires occupés, l’expulsion progressive des populations résidentes, la mise en place d’une sorte de système territorial d’apartheid, sont des actes tout à fait condamnables et un déni du droit des populations arabes non israéliennes. Depuis 1967 de tels actes n’ont pas cessé et continuent d’être pratiqués en Cisjordanie.
Troisième point, la politique territoriale et militaire d’Israël en regard des Palestiniens s’est vue appuyée et animée depuis trente ans par des orientations mêlant idéologiquement un messianisme religieux à des aspirations de plus en plus nationalistes identitaires, racistes et suprémacistes, qui n’ont rien à envier aux diverses idéologies occidentales plus ou moins fascistes et identitaires du même type. On ne peut certes pas confondre le rabbin d’origine lettone Isaac Kook10 et son messianisme religieux sioniste avec un fascisme, mais il a aussi permis, avec l’appui des groupes fondamentalistes activistes, l’émergence d’une extrême- droite raciste et identitaire sur laquelle les colons de Cisjordanie et la droite israélienne institutionnelle du Likoud se sont appuyés pour orienter la politique de l’Etat, avec le désir à peine dissimulé d’expulser définitivement tous les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie pour créer le dit Grand Israël. Et si, en un certain sens mystique, on peut tout à fait comprendre qu’il serait comme l’aboutissement final de la revendication nationale sioniste, il impliquerait l’expulsion brutale des Palestiniens de l’ancienne Judée-Samarie et l’annexion totale de Jérusalem par l’Etat d’Israël sans aucun espace politique et territorial pour les Palestiniens. Une telle violence n’est ni admissible ni souhaitable. L’idéal religieux messianique n’autorise pas le déni de droit. Et à ne pas pouvoir ou vouloir disjoindre religion et politique, les séparer, on réactualise ce que l’histoire démocratique et libérale du monde occidental a pu conquérir et écarter après les guerres de religion, la violence du fanatisme et de l’intolérance.
Quatrième point, l’impossibilité de donner lieu à la formation d’une entité politique palestinienne nationale, au-delà des nombreux obstacles rencontrés, de la mauvaise volonté des différents acteurs y compris palestiniens et arabes à la négocier avec Israël, du climat de violence entretenu en Cisjordanie, n’a pu que renforcer et justifier pour tous ses adversaires et ennemis, quelle que soit leur nature, la condamnation et la haine d’Israël. L’inexistence pour les Palestiniens d’une entité politique nationale les représentant en fait une population de parias privés de leurs droits les plus élémentaires. Et comme ce sont des populations sans moyens d’opposition à des violences militarisées, le recours aux pratiques terroristes est souvent malheureusement l’une des seules possibilités de résistance qu’ils puissent se donner, ainsi que l’avait fait le Front de Libération Nationale algérien envers la population des colons français. Qu’un tel terrorisme soit criminel, visant des populations civiles désarmées, c’est indéniable, mais il est aussi l’arme du désespoir. Et il ne s’agit pas de faire du 7 10月 2023 un acte de résistance, du fait de sa nature de pogrom criminel. しかし, encore une fois malheureusement certains peuvent le vivre comme tel.
10 Isaac Kook. 1865-1935. Grand rabbin d’Israël et de Jérusalem. Théologien talmudiste qui dans son œuvre et enseignement a voulu conjoindre et légitimer l’action sioniste politique profane avec les destinées religieuses juives traditionnelles ainsi qu’avec la mystique du messianisme.
IV – Connaitre le caractère intrinsèquement nationaliste du sionisme
En ce sens, si on admet ce qui précède, le conflit Israélo-palestinien n’a pas à voir directement avec l’antisémitisme. Je dis bien directement. C’est nous autres occidentaux, européens, qui venons projeter et attacher à celui-ci une question juive qui n’a rien de moyen oriental en elle- 同じ, mais qui procède surtout de l’histoire occidentale, cela depuis la destruction de l’Israël antique par l’Empire Romain par Titus. Pour y revenir, cette dite question juive propre à l’histoire occidentale, on sait qu’elle est d’une grande difficulté à concevoir et analyser, ne serait-ce que parce qu’elle nécessite de mêler à l’histoire politique, humaine, culturelle et sociale, des questions religieuses et théologiques, et qu’elle se déroule sur plus de vingt siècles. Elle implique, de plus, d’interroger cette rupture du christianisme avec le judaïsme qui se sera rejouée à plusieurs reprises dans un mouvement à la fois de rejet brutal, de dépendance intrinsèque et d’attirance mimétique pour celui-ci Un tel mouvement contradictoire et conflictuel, la formation du protestantisme au seizième siècle en atteste puissamment. Reprenant la fascination des humanistes pour le grec et l’hébreu, Luther fit de la connaissance de ces langues au côté du latin, contrairement au catholicisme, un enjeu de le formation des élites protestantes. L’Angleterre presbytérienne du dix-septième siècle se montrera mimétiquement fascinée par la judaïté, à l’instar de certains protestants actuels aux Etats-Unis qui le sont d’Israël.
Pour autant, la formation d’une doctrine nationaliste juive à la fin du dix-neuvième siècle européen, donc du sionisme, est partie prenante de l’émergence après la Révolution française des idéologies nationalistes, idéologies dont le philosophe allemand postkantien G. Fichte est l’un des premiers théoriciens dans ses Discours à la nation allemande.11 C’est avec lui, inspiré par la République révolutionnaire française, que naît ce nationalisme politique romantique qui fait d’un peuple, le sien, les Allemands, le centre essentiel de l’Histoire, donnant lieu par la suite à l’idéologie du pangermanisme. Il s’agit de réunifier le peuple pour lui rendre sa culture naturelle, ses droits, son territoire et sa puissance. Un geste qui sera souvent reconduit par les différentes affirmations nationalistes et n’est pas en soi illégitime quand la revendication nationale repose sur la dénonciation d’une domination violente qui nie l’existence spécifique d’un peuple, quelle qu’en soit la définition retenue : constitutionnelle, organique, historique. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est effectivement un droit universel. C’est dans le contexte de ce nationalisme européen que naît le sionisme. Son fondateur, Théodor Herzl, a d’abord été membre des mouvements politiques pangermanistes dans sa jeunesse, donc un militant du nationalisme allemand. Tous ces mouvements nationalistes, et cela dans toute l’Europe, ont en commun de dénoncer la modernité libérale et industrielle indifférente comme une dilution des peuples et de leurs cultures dans des normes abstraites et de vouloir restaurer une authenticité perdue et essentielle qui exprimerait véritablement l’esprit du peuple, sa dimension de nation. A tel regard le sionisme n’échappe pas et, en ce sens, il ne saurait s’apparier au seul sionisme socialiste, mais appartient aussi à la réaction moderniste-conservatrice qui dénonce tout autant la modernité qu’elle en appelle à une restauration de la tradition comme seule identité du peuple au sein de la refondation d’Etat-nations territorialisés.
Certes, il existait auparavant dans le judaïsme européen des thématiques religieuses et des projets de retour réel à la Terre promise, au-delà de la prière rituelle millénaire qui énonce : l’an prochain à Jérusalem. Mais le sionisme se serra essentiellement forgé comme l’affirmation politique et nationaliste de la nécessité de la fondation d’un Etat juif, au même
11 G. Fichte. Discours à la nation allemande. パリ, La Salamandre, Imprimerie Nationale Editions, 1992.
titre que les grandes nations européennes, cela pour sauvegarder les populations juives et leur donner un foyer politique et ethnique, dans un climat d’affrontement européen entre les nations et d’antisémitisme politique. Or tous les nationalismes, le sionisme y compris, reposent tendanciellement sur la thématique de l’essentialisation d’un peuple qui, bafoué parce que sans Etat, réclame universellement l’accomplissement de son droit sous la forme d’une institution politique et territoriale. Il faut observer que la matrice idéologique de ce nationalisme occidental a souvent présenté par la suite une structure idéologique triple très présente et qu’il faut ici rappeler parce qu’elle n’est pas sans collusion avec une inspiration antisémite dans sa définition par les différents mouvements nationalistes : 1 – Un peuple qui représente la plus haute humanité dans son universalité et supériorité propres a été bafoué et ses droits nationaux ne sont pas reconnus – ainsi les Allemands. 2 – Ce peuple a un ennemi extérieur qui le prive de sa liberté et existence – ainsi les Français. 3 – Ce peuple comporte en son sein un ennemi intérieur qui se fond en lui mais qui n’est nullement d’une même appartenance et contribue à son exploitation – ainsi les juifs ou les Arméniens. 4 – Ce peuple doit vaincre ses ennemis et s’assurer de son territoire par une mobilisation guerrière lui donnant une hégémonie suffisante. Cette construction du sujet politique du nationalisme, cliniquement éminemment paranoïaque, se retrouve dans beaucoup des discours nationalistes, d’abord européens, puis peu à peu se diffusant vers des peuples colonisés aspirant à leur tour contre des Etats-nations déjà dominants, ceux des Anglais, des Turcs, des Français, des Belges, des Portugais, des Hollandais, des Espagnols, à une indépendance nationale. Et si la clause antisémite n’y est pas toujours présente, elle peut toujours venir s’y nicher, les juifs se voyant dénoncés comme apatrides, sans identité nationale précise et donc menace en cela.
V – Ne pas se tromper sur la signification de l’idéal national
Mais qu’est ce exactement qu’une nation ? Une question que se posait déjà de façon retentissante le philosophe français Ernest Renan en 1882. Ecartant tout principe racial, géographique, religieux ou linguistique à sa fondation, il la définit ainsi :
« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux qu’on a soufferts. »12
La nation du nationalisme occidental du dix-neuvième siècle n’est pas une simple population reliée par des formes culturelles communes ou des liens générationnels. Elle est un sujet mythique substantiel de l’Histoire s’affirmant tel, une instance transcendantale et naturelle qui s’incarne dans un peuple et une langue, et celui-ci doit donner lieu à la constitution d’un Etat, d’une forme politique centralisée et unifiée contrôlant un territoire à l’exclusion de tout autre peuple qui le revendiquerait. Il doit pouvoir posséder son espace naturel et vital d’existence. La nation moderne n’est pas pluraliste, polyethnique, polyglotte, elle est exclusive et la relative pureté ou distinction de sa délimitation est un enjeu central. L’avènement d’une nation comporte ainsi une valeur mythique, une sorte de dimension religieuse qui n’est pas la simple proposition de fondation politique de la forme d’un Etat. Il n’y a pas, qu’il soit habillé
12 Ernest Renan. Conférence, prononcée à la Sorbonne, ザ 11 3月 1882.
d’exigences républicanistes universelles, impérialistes ou ethnoculturelles, d’idéal national ou nationaliste, qui ne soit en ce sens romantique, qui ne repose sur une mystification du politique comme relevant d’un ordre naturel supérieur qui fait l’identité du peuple et que l’Histoire a produit. Qu’il soit devenu des plus virulents dans la pensée d’extrême-droite ne permet pas de le réduire à une stricte appartenance à celle-ci. La France révolutionnaire et républicaine est elle-aussi porteuse d’un enjeu national, de son affirmation linguistique, politique et territoriale, d’un sujet national français porté par le peuple de France et l’Histoire. C’est une tautologie Que ce peuple soit réel ou non, l’affirmation révolutionnaire ne l’interroge pas du fait de la dimension nationale indivisible de la révolution. La guerre civile et les divisions reviendront après, il n’y a qu’une seule nation de citoyens français par l’histoire, la culture et Dieu, même si ce dernier est désormais le dieu du déisme. En ce sens encore, les nationalismes sont tendanciellement des religions politiques.
C’est pourquoi, les populations juives d’Europe victimes des persécutions ont pu penser, avec Théodor Herzl, que la solution politique à l’oppression qu’elles subissaient du fait de ces affirmations nationalistes qui les traitaient en adversaires était à leur tour celle de la fondation nationale d’un Etat qui serait celui du peuple juif. Pour ma part, je dirai qu’on peut tout à fait se reconnaître dans un tel nationalisme qui oscille entre des idéaux politiques, un cadre plus ou moins ethnique et aussi des référents religieux. Il ne s’agit pas ici de le condamner ni de le soutenir. Un tel idéal a sa nécessité et sa légitimité au même titre que toute revendication pour un peuple d’une affirmation nationale et paraîtra protecteur contre des puissances oppressives. D’autant plus que l’affirmation nationale n’est pas sans comporter des aspects émancipateurs puisqu’elle donne lieu à la constitution d’une entité politique qui s’affirme indépendante et se détache des différents facteurs de son oppression, donnant à un peuple son Etat et ses lois. Il est cependant important de remarquer que son élaboration idéologique fut propre au monde occidental et qu’elle permit non seulement l’érection de grands Etats dominateurs, comme l’Angleterre, la France, l’Allemagne prussienne, les USA, mais aussi favorisa dans un même mouvement le déploiement d’un ensemble d’entreprises coloniales, celles de chacune de ces grandes nations occidentales se trouvant en guerre et concurrence avec ses rivales pour développer sa zone d’influence et acquérir des ressources vitales. De cette concurrence est née cette expansion coloniale qui prendra au dix-neuvième siècle une dimension considérable et dont on connaît aujourd’hui l’amplitude des dommages occasionnés pour les populations qui furent conquises et dominées, cela après avoir subi déportations et esclavage. Le nationalisme repose donc d’emblée sur la conjugaison d’une ambivalence : affirmation d’identité bafouée à réaffirmer contre des oppresseurs, autorisation d’exercer à son tour les prérogatives de la puissance souveraine pour sauvegarder absolument sa propre existence. Ici la justice des fins légitime celle des moyens, quels que soient ces moyens.
A une telle logique, Israël n’échappe donc pas. Sans le qualifier d’Etat colonial, du fait de son fond religieux mystique et de l’ancienne implantation juive antique en Palestine, Israël appartient à une histoire politique qui est celle des nations occidentales et de leur expansion coloniale, même si les juifs européens furent eux-mêmes victimes d’oppression et d’ostracisme du fait de ces Etats-nations. C’est là une intrication qu’il est difficile de délier. Et c’est l’un des nœuds du problème politique moyen oriental actuel. En quelque sorte, l’émergence du mouvement sioniste comme acteur politique international et la formation de l’Etat d’Israël qui s’en est ensuivie sont un effet et un prolongement du nationalisme des nations occidentales.
Or il n’y pas de fondation d’un Etat qui échappe à ce que W. Benjamin appelle la violence fondatrice du droit et qui ne se maintienne par une violence supplémentaire de nature
conservatrice. En ce sens, le rapport au droit ne supprime pas la violence mais autorise le droit à être le seul à y avoir recours. La sortie de cette logique inhérente au politique juridique impliquant un rapport à la loi qui ne serait plus ni celui du mythe, couplé à la faute destinale héroïque, à l’expiation et à la vengeance, ni celui du droit naturel moderne ou positif qui convoque la condamnation pénale individuelle et la répression, couplé au châtiment et à la peine de mort, pour se conserver du fait des divisions sociales qui fragmentent les Etats. Benjamin pense possible un autre rapport à la loi qui soit celui des moyens purs du pardon de la justice divine, et qui écarterait les rapports de violence, mais impliquerait un renoncement à toute violence mythique, y compris à celle du droit. Il écrit :
« De même que Dieu dans tous les domaines s’oppose au mythe, de même la violence divine s’oppose à la violence mythique. Elle en est contraire en tous points. Si la violence mythique est fondatrice du droit, la violence divine le détruit, si l’une pose des frontières, l’autre détruit sans limites, si la violence mythique impose à la fois la faute et l’expiation, la violence divine lave de la faute, si l’une menace, l’autre frappe, si l’une est sanglante, l’autre est mortelle sans verser de sang ».13
Une telle violence divine, nous l’apparenterons en psychanalyse à la fonction symbolique de la castration, par opposition à ces deux autres régimes de violence que sont la violence imaginaire du mythe, c’est-à-dire celle du meurtre originaire du père de la horde reliée à la frustration, et celle du droit naturel ou positif modernes qui relève de la privation et de la propriété, mais cette dernière encore prise dans l’illusion d’une indépendance des moyens sur les fins morales, d’une conservation illimitée de la satisfaction par les moyens de la violence procéduralisée. Benjamin l’affirme, c’est de par un affaiblissement inévitable de la violence du droit que fait retour le déchaînement de la violence mythique autour d’une sacralisation de la vie simple qui néglige alors la dimension transcendantale de la violence qui ne saurait appartenir aux hommes et vient reconduire dès lors un nouveau cycle de violence. C’est donc seulement en sortant du lien mythique et consubstantiel de la violence et du droit qu’un nouvel ordre historique serait possible, le droit par son recours à la violence ne saurant en lui- même jamais garantir la justice.
Seulement, après 1945, le problème de la fondation nationale d’un Etat juif va se voir massivement transformé, accentué et aggravé, comme vous le savez du fait du nazisme et de sa mise en œuvre de la Shoah. で 1947, Sándor Marai écrit encore :
« Les juifs ont terriblement souffert et une part significative de ceux qui ont survécu a perdu, sous l’effet des souffrances endurées, son équilibre : ces juifs-là veulent se venger. Ils ne savent pas que la réalité ne supporte pas la vengeance. La vengeance n’existe pas, seule la justice existe. La justice apaise alors que la vengeance n’engendre que de la vengeance au centuple. »14
En ce sens, dès sa fondation, Israël ne peut échapper à la violence fondatrice et à celle qui s’ensuit conservatrice. Mais il n’échappe alors à la violence mythique dont le nationalisme est aussi l’acteur et le théâtre, les Palestiniens endossant alors la place de victime de l’expiation fatale et destinale, alors qu’ils n’ont commis nulle faute en eux-mêmes relative à la violence sacrificielle subie par les populations juives.
その後, il faut le rappeler encore, non seulement et paradoxalement le nationalisme sioniste est en ce cadre et sens de nature occidentale, mais il est aussi effectivement la seule réponse possible dans une logique dominante d’affirmation antagonique des nations marquée de surcroît par l’antisémitisme et le racisme, à la question de l’indépendance des populations
13 Walter Benjamin. Critique de la violence. パリ, Payot, 2018, P. 95.
14 Marai. Opus cit., P. 464.
juives et de leur protection, à l’affirmation de leur droit. Or il est bien clair qu’une telle affirmation n’a pu se faire que par la violence et la conquête d’une hégémonie territoriale et de la formation d’un Etat indépendant capable d’assurer son autodéfense. A cela, aucune des affirmations nationales par la violence fondatrice du droit n’a échappé, le sionisme pas moins ni plus. Marai écrit encore en 1948 :
« L’Amérique et l’Union soviétique ont reconnu l’Etat d’Israël. Les troupes arabes ont déjà franchi la nouvelle frontière et déclaré la guerre aux juifs. On se bat à Jérusalem, Tel Aviv est bombardée par les Egyptiens. C’est triste mais c’est logique. Une patrie, on ne peut ni la recevoir en cadeau, ni l’acheter ; une patrie, ça se paie toujours avec du sang. Le sang est le mortier qui assure la construction. »15
Et Marai d’ajouter :
« (...) Les juifs sont restés attachés à leur patrie traditionnelle ; ils ont peut-être raison. Il n’y a peut-être pas assez de place pour tous les juifs là-bas mais la force de la tradition et de la mémoire finiront par créer une patrie de ce morceau de Terre sainte, en dépit des difficultés économiques et des problèmes de territoire et de peuples. Israël n’est certes pas en mesure de donner un foyer à tous les juifs de la terre mais c’est important pour chacun d’entre eux, où qu’il soit, de savoir qu’il existe un peuple auquel il appartient et que ce peuple existe en tant qu’Etat et membre reconnu de la famille des nations. »16
En un certain sens, nul en Occident depuis 1947-48 n’a jamais contesté à Israël sa légitimité, bien au contraire. Les grandes nations occidentales l’ont soutenu et armé, par exemple la France, en reconnaissant de facto leur dette et responsabilité dans la genèse de l’antisémitisme et dans leur passivité parfois vis-à-vis de la Shoah. Cela ne saurait tout autoriser dans les actes à moins de voir revenir la violence mythique dans l’ordre du droit et en cela reconduire la fatalité ancestrale, l’emportement meurtrier de l’hubris, rendre impossible le règne du pardon et de la médiation pacifique des conflits, de faire preuve de diplomatie et de reconnaissance pour les victimes, cela au-delà de la terreur et des actes politiques criminels.
VI – Du crime et de ses conséquences
Indépendamment de quoi, on peut bien sûr penser une judaïté, un judaïsme non sioniste. Il a existé et nombreux furent parmi les intellectuels et les militants de la cause juive, voire aussi parmi les religieux, les adversaires du sionisme politique ou d’une refondation mystique du temple de Jérusalem. Très tôt, ils virent que la refondation d’un Etat juif supposait son établissement sur une terre qui n’était sans occupants, sans une population arabe résidente et que ce serait folie que de les en déposséder. Et il se trouve que la fondation d’Israël comme Etat-nation est des plus tardive en regard de l’Histoire de ces Etats-nations. Elle se produit de façon post-traumatique à un moment où l’émergence d’une refondation du droit international en 1948 prend acte des injustices de droit commises à l’égard des peuples victimes de domination. Israël en bénéficie et, tout autant, se trouve placé dans une situation violente et un refus de son existence au Moyen Orient qui ne sont pas de son fait, mais que la présence juive et le projet sioniste attisent. Ces facteurs font qu’il produit à son tour par la violence une spoliation et des expulsions de populations civiles. Qu’il y ait eu à ce moment incompréhension et refus de la part des Etats arabes, c’est un fait indéniable. Que les sionistes nationalistes de droite et de gauche socialistes aient mené des politiques offensives délibérées de conquête du territoire et d’expulsion des Palestiniens en est un autre tout aussi indéniable. Il est impossible de revenir sur cette historicité. Le prix à payer en aura été l’expulsion de huit cent mille Palestiniens de leurs terres de résidence et il fait aujourd’hui le ressentiment de
15 Ibidem, P. 549.
16 Op. CIT。, P. 550.
ceux qui ont dû fuir ou supportent le joug de l’occupation des territoires de Cisjordanie depuis 1967.
La puissance des armes et de la force au nom du droit des victimes ne saurait tout autoriser, la vengeance et la haine ne pouvant rien établir de durable. Le recours à la destruction du fait d’un tort subi n’est pas en soi la preuve d’une justice légitime. La force étant toujours à terme susceptible de se voir renversée par la force, la vengeance en appelant à d’autres vengeances, le meurtre au meurtre. Sur tout cela, il est possible de s’entendre, de composer, même si la reconnaissance d’un devoir de justice est souvent déniée par la prédominance de la force brutale, la définition du juste étant elle-même toujours disputée et peu reconnue par la force, comme le savait si bien le philosophe Pascal. Mais il y a plus grave. L’accusation d’être génocidaire. C’est au tribunal de Nuremberg et pour qualifier les crimes des nazis que deux juristes juifs conçurent les notions de crime contre l’humanité et de génocide. Pour la seconde, il s’agit de celle de Rafael Lemkin. Elles viennent s’adjoindre dans le droit international à celle du crime de guerre, également mise au point en 1945. La définition juridique du génocide selon l’article 2 de la convention de 1948 est la suivante :
« Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, tels : meurtres de membres du groupe ; atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »
Sans vouloir assimiler et confondre, il est clair que les entreprises génocidaires sans être toutes identiques comportent des caractéristiques communes telles que le droit les qualifie désormais. Il y en a eu plusieurs au vingtième siècle, plus ou moins systématiques et des tueries de masse importantes : Arméniens, Juifs, Tziganes, Cambodgiens, Bosniaques musulmans, Tutsi, Rohingyas. Tout cela est connu. L’histoire collective des différentes nations en porte plus ou moins le poids, la responsabilité, ou la simple complicité par passivité et inconséquence.
Longtemps le droit international n’a pas existé. Il n’y avait que le droit souverain des nations et rien entre elles, puisque cela aurait conduit à limiter leur souveraineté. En cela, il n’y avait pas de droit de la guerre, et la violence contre les peuples dominés ou persécutés, les crimes commis contre eux, ne pouvaient être dénoncés ni poursuivis. Chaque Etat était libre de juger et d’administrer à son ennemi la violence qu’il jugeait nécessaire. De tous les génocides de l’Histoire humaine, au sens d’entreprise organisée administrativement, idéologiquement et militairement par un Etat contre un peuple entier en vue de sa disparition par extermination, celui des juifs d’Europe par les nazis aura été sans aucun doute l’un des plus atroces et dévastateurs. Le plus emblématique de tous sans doute. En ce sens, les violences commises ou imputées à Israël, réelles ou pas, viennent heurter la conscience civique et juridique internationale.
L’accusation faite à Israël par le TPI (Tribunal Pénal International) de pratiques génocidaires dans sa guerre actuelle contre les Palestiniens à Gaza n’est pas à prendre à la légère. Elle n’est pas malheureusement sans fondement en regard de la définition juridique même d’un génocide ou de pratiques de cette nature. Bien sûr, pour tous les défenseurs de la nation israélienne, de son droit à l’existence et du souvenir de la réalité de la Shoah dont ont été victimes les juifs d’Europe, la qualification est des plus choquante. Elle pourrait laisser croire que les juifs sont désormais assimilés à leurs anciens bourreaux et eux-mêmes des tortionnaires et des assassins comme le furent les nazis avec eux, les auteurs d’une entreprise raciste d’extermination totale d’un peuple. Il est clair que ce n’est pas le cas, qu’une telle
assimilation est fausse et nocive, néfaste et confusionniste. Mais il est tout autant véritable que la violence israélienne actuelle envers les Palestiniens comporte des aspects inhérents aux pratiques génocidaires à l’égard de populations civiles. Et si cela choque parce que jugé excessif, il est clair que l’armée israélienne aura commis effectivement de nombreux crimes de guerre durant son offensive à Gaza. La définition d’un crime de guerre, dite règle 156, utilisée pour juger les criminels nazis a été la suivante :
« Assassinat, mauvais traitements ou déportation pour des travaux forcés, ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, assassinat ou mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, exécution des otages, pillages de biens publics ou privés, destruction sans motif des villes et des villages, ou dévastation que ne justifient pas les exigences militaires.»
Désormais le droit international définit comme relevant du crime de guerre un ensemble de violations du droit international humanitaire et qui sont dans le cas d’un conflit armé international n’importe lequel des actes suivants relevant d’une infraction aux dispositions des quatre Conventions de Genève de 1949 :
« L’homicide intentionnel; la torture ou les traitements inhumains, y compris les expériences biologiques; le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé; la destruction et l’appropriation de biens, non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire; le fait de contraindre un prisonnier de guerre ou une autre personne protégée à servir dans les forces d’une puissance ennemie; le fait de priver un prisonnier de guerre ou une autre personne protégée de son droit d’être jugé régulièrement et impartialement; la déportation ou le transfert illégaux; la détention illégale ; la prise d’otages. »
Le texte de la législation internationale ajoute le fait que ces violations qui constituent des crimes de guerre n’a donné lieu à aucune contestation depuis, les tribunaux internationaux et nationaux en ayant adopté les définitions. Une seconde liste complémentaire s’ajoute à la précédente :
« Les atteintes à la dignité de la personne, notamment les traitements humiliants et dégradants et les atteintes à la dignité des morts ; la stérilisation forcée ; le fait de contraindre les nationaux de la partie adverse à prendre part aux opérations militaires dirigées contre leur propre camp ; le fait de tuer ou blesser un combattant qui s’est rendu ou qui est hors de combat pour tout autre raison; le fait de déclarer qu’il ne sera pas fait de quartier ; le fait d’utiliser indûment les signes distinctifs qui indiquent le statut de protection, と, ce faisant, de causer la perte de vies humaines ou des blessures graves ; le fait d’utiliser indûment le drapeau, les insignes militaires ou l’uniforme de l’ennemi, と, ce faisant, de causer la perte de vies humaines ou des blessures graves ; le fait de tuer ou de blesser un adversaire en recourant à la perfidie ; le fait d’attaquer le personnel sanitaire ou religieux, les unités sanitaires ou les moyens de transport sanitaire ; le pillage ou autre saisie de biens contraire au droit international humanitaire ; la destruction de biens qui n’est pas requise par les nécessités militaires. ».
On ne fera pas procès à Israël d’avoir dû répondre à une action criminelle de nature terroriste. Cela est acquis. Pas non plus à Israël de devoir se donner les moyens de défendre sa population, son intégrité territoriale et son Etat. C’est une évidence. On ne fera par procès à Israël de devoir lutter contre des organisations fondamentalistes elles-mêmes tout à fait génocidaires dans leurs visées politiques et militaires. Il est nécessaire de les éradiquer, comme cela fut fait avec Daech, le dit Etat islamique du salut.
Pour autant, la façon dont un gouvernement de droite et d’extrême-droite, appuyé par des discours religieux mystiques et fondamentalistes, mène des guerres offensives en mépris du des populations civiles internationales et sans droits véritables n’est pas admissible. Pas plus qu’il n’est admissible que la doctrine de cet Etat, issue du sionisme et de ses différentes composantes, n’évolue vers des logiques idéologiques racistes, suprématistes, identitaires, tout à fait similaires aux différentes doctrines qui ont fait le fascisme et ses crimes, とともに
l’antisémitisme. Et qu’il s’autorise de ce fait à agir d’une manière criminelle analogue sur les plans politique et militaire. Quand le droit d’une nation se pose en un absolu universel sans alter ego ni interlocuteur adverse, tout ennemi qu’il rencontre ne peut jamais pour lui être partenaire et devient un autre absolu similaire, sans rencontre ni négociation possible. A ce moment, affirme le juriste C. Schmitt, qui fut lui-même un partenaire et soutien des nazis, l’adversaire n’a plus aucune humanité et se voit déshumanisé, la violence devient sans frein. Qu’un ancien juriste nazi puisse le concevoir de la sorte, nous enseigne beaucoup sur la situation d’une nation israélienne qui tend à basculer en miroir dans un absolutisme identitaire qui l’entraîne dans un cycle infernal de violence. Le risque ici présent n’est pas seulement d’une simple dégradation des conditions d’existence des peuples du Moyen Orient, Israéliens et Palestiniens confondus, mais d’une crise profonde de la nation israélienne elle-même et d’une atteinte internationale renouvelée à la judaïté, au judaïsme et aux juifs du monde entier. Au nom de notre héritage rationnel, culturel et éthique, juif, grec, latin et chrétien, des Lumières occidentales, nous nous devons d’empêcher cela et restituer aux visées démocratiques et pacifiques leur valeur supérieure incompatible avec un aveuglement religieux ou nationaliste, avec le fantasme d’une totalité sans autre et sans division. 結局, n’est-ce pas cela que le judaïsme enseigne d’une infinie distance des hommes et de Dieu, de Dieu et des hommes, qui leur interdit de se substituer à ses lois et commandements, de prétendre à gouverner en lieu et place de sa seule souveraineté.
Conclusion
A ce titre, les imputations d’antisémitisme qui sont renvoyées à tous ceux qui s’opposent à la politique actuelle du gouvernement israélien et le font aussi souvent par attachement à la cause juive, à la religion des prophètes, sont non seulement odieuses, mais participent d’une logique de désastre contraire aux principes émancipateurs du Droit et des Lumières. Elles portent atteinte à l’apologie de l’émancipation du sujet et de sa liberté dont le judaïsme laïque et libéral européen du dix-huitième siècle fut lui aussi une figure majeure, depuis Spinoza qui l’anticipa, jusqu’à Moses Mendelssohn qui en fut, à l’époque de Lessing, Goethe et Kant, l’un des principaux représentants. On ne lutte pas contre le fanatisme religieux criminel et terroriste avec ses méthodes, à moins de se montrer équivalent à lui.
Ayons le courage de la vérité. Ne cédons pas aux apologues de la destruction et de la haine, cela ni en pensée ni en actes.
パリ, ザ 15 12月 2024
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